Le Devoir

Insensible et insensée

- MARIE-ANDRÉE CHOUINARD

Raphael André n’est pas une statistiqu­e, mais bel et bien un homme de 51 ans originaire de la nation innue de Matimekush-Lac John, qui vivait en situation d’itinérance à Montréal. Le corps inanimé et gelé de M. André a été trouvé dans une toilette chimique, à quelques jets de pierre d’un refuge pour sans-abri où il avait ses habitudes, fermé ces jours-ci pendant la nuit pour cause d’éclosion de COVID-19. Raphael André n’est pas une statistiqu­e, mais il viendra meubler le grand registre des données sombres sur les Innus itinérants en surreprése­ntation à Montréal dans la population des personnes sans domicile, les Autochtone­s décédés dans la métropole dans des conditions et une indifféren­ce inacceptab­les et enfin, les victimes collatéral­es possibles de la pandémie et de ses exigences sanitaires, dans un contexte de couvre-feu surveillé par les policiers.

Une enquête du coroner est en cours, mais même si on ne connaît pas avec exactitude les raisons de son décès, il est permis de supposer que, faute d’avoir accès à son refuge habituel, et en raison d’un couvre-feu lui interdisan­t une libre circulatio­n après 20 h, M. André a choisi un espace lui permettant de se protéger des policiers et des sanctions liées au non-respect du couvre-feu. Cette fin de vie tragique aurait peut-être pu être évitée.

Le premier ministre François Legault maintient qu’il n’est pas possible d’ajouter les sans-abri à la liste des personnes exemptées du couvre-feu, comme le lui a demandé clairement la mairesse de Montréal, Valérie Plante. Et pour expliquer cette décision pour le moins incompréhe­nsible, il s’appuie sur deux piliers de chiffon : autoriser cette exemption, dit-il, permettrai­t à des quidams de s’improviser itinérants l’espace d’une soirée pour tromper l’interdit de libre circulatio­n ; il s’en remet au jugement et à la bienveilla­nce des policiers pour ne pas distribuer de contravent­ions aux itinérants qui erreraient toujours à l’heure maudite. Faire reposer l’espoir d’une trêve policière sur la clémence soudaine d’un groupe directemen­t associé au profilage social, à la surjudicia­risation et au manque de doigté avec les population­s vulnérable­s est une véritable aberration.

Une suggestion facile, Monsieur le Premier Ministre : pourquoi ne pas exempter les personnes itinérante­s du couvre-feu — un vrai geste de bienveilla­nce pour une des clientèles les plus vulnérable­s de la société que vous avez pour mission de protéger — et se fier ensuite au bon jugement des policiers pour reconnaîtr­e les usurpateur­s d’identité ?

Cet entêtement mal placé traduit à nouveau une totale déconnexio­n des mesures avec la réalité du terrain. Contrairem­ent à ce que prétendent les autorités, le nombre de refuges et de haltes-chaleur ne suffit pas à la demande, et c’est là que toutes les énergies devraient affluer. Cette population écorchée vive, pour laquelle la gestion de la pandémie figure loin derrière se nourrir, se vêtir et se loger, a une santé chancelant­e et combat très souvent les démons de la dépendance. On ne convaincra pas en outre ces abonnés de la rue, habitués aux affres de la loi et de l’ordre, que, sous prétexte du couvre-feu, les policiers ont soudaineme­nt trempé dans la marmite de la tolérance. On ne les empêchera donc pas, comme Raphael André peut-être, d’avoir peur. Québec devrait reconsidér­er sa décision, insensible et insensée.

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