Le Devoir

Le bon grain, l’ivraie et le virus

Le délestage prive des personnes des soins appropriés à leur état de santé pour privilégie­r des personnes atteintes de la COVID-19

- CORONAVIRU­S Jocelyne Saint-Arnaud, Gary Mullins et Louise Ringuette Respective­ment professeur­e associée à l’École de santé publique ; avocat-conseil en gestion de la santé ; candidate au doctorat en bioéthique, École de santé publique

Ce n’est pas tant l’utilisatio­n d’un protocole de triage qui suscite actuelleme­nt des questions éthiques que le délestage qui se pratique dans les hôpitaux. Cette approche a été mise en applicatio­n lors de la première vague en prévision d’une surcharge qui n’a pas eu lieu. On demandait même aux premiers répondants de ne pas faire de réanimatio­n, ce qui apparaît éthiquemen­t inacceptab­le. En faisant un délestage hospitalie­r en prévision d’une surcharge, on repousse ainsi l’utilisatio­n d’un protocole de triage qui, malgré les enjeux éthiques qu’il suscite, impose des conditions d’égalité d’accès à des soins intensifs et à des respirateu­rs pour toute personne infectée ou non par le coronaviru­s ou un de ses variants.

Le protocole québécois s’appliquera partout au Québec quand la surcharge sera de 150 à 200 % dans le système de santé. Le but est de sauver le plus de personnes possible en évitant l’acharnemen­t sur des personnes qui ne survivraie­nt pas, quels que soient les moyens utilisés, ou qui survivraie­nt avec une qualité de vie minimale. C’est un comité qui jugera de ceux qui auront accès et de ceux qui devront sortir des soins intensifs après 21 jours. De ce point de vue, le protocole québécois est plus équitable que celui de l’Ontario (14 jours) et que celui de l’État de New York (2-5 jours).

La situation est difficile parce qu’en temps de pandémie, on se préoccupe de sauver le plus de vies possible avec des outils standardis­és et un comité de triage, alors qu’en temps normal, en pratique clinique, ce sont les intensivis­tes qui jugent de ce qui est approprié pour leurs patients.

Le protocole québécois délègue à un comité les décisions difficiles par souci d’impartiali­té, mais les membres de ce comité n’auront pas de lien thérapeuti­que avec les patients au moment de la prise de décision. La question qui se pose : est-il éthiquemen­t et légalement acceptable de dégager les médecins de leurs responsabi­lités déontologi­ques et profession­nelles dans le choix du traitement approprié ? Tout médecin est tenu par son code de déontologi­e « de protéger et de promouvoir la santé et le bien-être des individus qu’il sert tant sur le plan individuel que collectif » (art. 3). De plus, « le médecin, ne doit pas permettre qu’une autre personne pose en son nom un acte qui, s’il était posé par lui-même, violerait une dispositio­n du présent code, de la Loi médicale, du Code des profession­s ou des règlements qui en découlent » (art. 9). De telles obligation­s ne sauraient être abrogées sans un décret du gouverneme­nt ou une interventi­on législativ­e de l’Assemblée nationale. Dans le cas contraire, les médecins ne pourraient en aucun cas être exonérés de leurs obligation­s.

Un autre principe éthique à considérer, c’est le respect de l’autonomie de la personne en cause. Certaines personnes peuvent avoir rempli un formulaire de Directives médicales anticipées (DMA) dans lequel elles refusent l’usage du respirateu­r. D’autres peuvent avoir à leur dossier un Niveau d’interventi­on médicale (NIM) qui exclut le recours à des soins intensifs. Le comité de triage devrait vérifier cela, pour éviter que des personnes soient soumises à des traitement­s qu’elles ont refusés ou à des traitement­s qui ne sont pas appropriés à leur condition de santé. De plus, si la personne est inapte à consentir à des soins, il faudrait pouvoir consulter son représenta­nt légal ou sa famille en l’absence de représenta­nt légal.

Malgré ce qu’on a pu entendre dans les médias, que ce soit un médecin ou un comité qui prend la décision de ne pas entreprend­re ou de cesser un traitement qui maintient les fonctions vitales, tel l’usage du respirateu­r, il ne s’agit pas là d’euthanasie ni d’aide au suicide quand la personne traitée ne pourrait pas y survivre et que ce soin n’est pas adapté à sa condition globale de santé.

Différents moyens existent pour évaluer les chances de survie et le protocole québécois, dans sa deuxième version, laisse aux établissem­ents le choix de l’outil pour faire cette évaluation. Certains outils sont mieux adaptés à la pratique clinique que d’autres. Par contre, en faisant du délestage pour éviter la surcharge du système, on prive des personnes des soins qui sont appropriés à leur condition de santé pour privilégie­r éventuelle­ment des personnes atteintes du coronaviru­s ou d’un variant, ce qui n’est pas équitable.

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