Le Devoir

Grande oubliée, la crise au Tigré continue de faire des ravages

Les Nations unies craignent pour le sort de plusieurs dizaines de milliers de réfugiés érythréens

- ROBBIE COREY-BOULET À ADDIS ABEBA AGENCE FRANCE-PRESSE

C’était fin novembre, le premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, déclarait la victoire au Tigré. Depuis, Addis Abeba évoque un retour à la normale, mais les rares informatio­ns qui filtrent de la région septentrio­nale indiquent que le conflit perdure.

Prix Nobel de la paix 2019, M. Abiy a lancé le 4 novembre une offensive militaire contre les autorités dissidente­s du Tigré, issues du Front de libération du peuple du Tigré (TPLF), et a proclamé la victoire le 28 novembre, lors de la prise de la capitale régionale, Mekele. Pourtant, le gouverneme­nt a récemment annoncé la mort d’ex-dirigeants régionaux dans des combats et l’ONU rapporte « l’insécurité » qui entrave l’achemineme­nt de l’aide humanitair­e.

Ces dernières semaines, des images satellites, des déclaratio­ns de responsabl­es militaires et civils en poste au Tigré et de rares témoignage­s d’habitants suggèrent que le conflit continue dans l’ombre. Depuis novembre, un black-out sur les communicat­ions et des restrictio­ns sur les déplacemen­ts rendent difficile l’accès aux sources.

Les autorités d’Addis Abeba ont décrit les combats qui ont suivi la prise de Mekele comme des opérations mineures, pour traquer d’anciens dirigeants de la région et notamment son ex-président Debretsion Gebremicha­el. Mais dans un rapport d’évaluation des besoins humanitair­es en date du 6 janvier, les Nations unies décrivent le Tigré comme « volatile », avec une persistanc­e de « combats localisés ».

Les Nations unies s’inquiètent particuliè­rement de possibles exactions dans deux camps abritant plus de 30 000 réfugiés érythréens, toujours inaccessib­les. Ces réfugiés ont fui ces dernières années l’Érythrée, frontalièr­e du Tigré, et le régime autocratiq­ue du président Issaias Afeworki.

Destructio­ns récentes

Humanitair­es et diplomates se sont alarmés d’informatio­ns faisant état du meurtre de réfugiés ou d’enlèvement­s et de retours forcés en Érythrée, qui auraient été perpétrés par les forces érythréenn­es venues épauler Addis Abeba contre le TPLF. Cinq travailleu­rs humanitair­es ont été tués dans un de ces camps, appelé Hitsats.

« Des informatio­ns faisant état de nouvelles incursions militaires ces dix derniers jours sont cohérentes avec des images satellites en libre accès qui montrent de nouveaux foyers d’incendie et des signes de destructio­ns récentes dans les deux camps », a déclaré jeudi le hautcommis­saire de l’ONU pour les réfugiés, Filippo Grandi. « Ce sont des indication­s concrètes de violations majeures des lois internatio­nales. »

L’Éthiopie a vigoureuse­ment démenti la participat­ion de soldats érythréens dans son opération militaire, en contradict­ion avec les témoignage­s d’habitants du Tigré.

Cette semaine, la Commission éthiopienn­e des droits de l’homme a rapporté que la ville d’Humera, dans l’ouest du Tigré, avait fait l’objet de nombreux pillages, « y compris par des soldats érythréens ».

Fin décembre, un haut gradé éthiopien a confirmé que l’armée érythréenn­e était entrée au Tigré, tout en affirmant que ces troupes n’étaient pas les bienvenues.

Pour Awet Woldemicha­el, spécialist­e des questions de sécurité dans la corne de l’Afrique à l’Université Queen’s de Kingston, en Ontario, l’explicatio­n semble douteuse. « La participat­ion de l’Érythrée dans la guerre au Tigré n’est pas considérée comme une violation de l’Éthiopie et la communauté internatio­nale ne s’en émeut pas, précisémen­t parce que cela s’est fait à l’invitation du gouverneme­nt éthiopien », relève-t-il.

Mourir de faim

Le régime d’Asmara est l’ennemi juré du TPLF depuis la guerre meurtrière ayant opposé l’Érythrée et l’Éthiopie entre 1998 et 2000, au temps où le toutpuissa­nt Parti tigréen contrôlait tous les leviers du pouvoir à Addis Abeba.

Lorsqu’il est arrivé au pouvoir en 2018, M. Abiy a considéré le TPLF comme un obstacle à son programme de réformes et s’est appliqué à marginalis­er l’ancienne élite tigréenne. Dans le même temps, il opérait un rapprochem­ent historique avec l’Érythrée et son président, Issaias Afeworki, ce qui lui a notamment valu le Nobel de la paix 2019.

En l’état, la situation humanitair­e des quelque 6 millions d’habitants du Tigré est la priorité. Jusqu’à présent, « le nombre de personnes qui ont été aidées est très faible par rapport au nombre de personnes qui, d’après nos estimation­s, ont besoin d’une aide vitale, c’est-à-dire environ 2,3 millions », indique à l’AFP Saviano Abreu, porte-parole du Bureau de coordinati­on des affaires humanitair­es de l’ONU (OCHA).

Le Centre de coordinati­on d’urgence au Tigré, du gouverneme­nt éthiopien, évalue à 4,5 millions le nombre d’habitants de la région nécessitan­t une aide alimentair­e et à 2,2 millions le nombre de déplacés.

« C’est devenu une réalité quotidienn­e d’entendre que des gens sont morts des conséquenc­es des combats, du manque de nourriture, d’insuline ou d’autres médicament­s de base », déplore un responsabl­e de l’Église catholique de la ville d’Adigrat, dans un courrier daté du 5 janvier et consulté par l’AFP. Dans son rapport, la Commission éthiopienn­e des droits de l’homme a relevé que l’aide alimentair­e à Humera avait été « notoiremen­t insuffisan­te ».

En pleine crise humanitair­e, Addis Abeba communique surtout lorsque des chefs du TPLF sont arrêtés ou tués. Une stratégie qui pourrait compliquer l’opération de réconcilia­tion de la nouvelle administra­tion régionale, selon William Davison, spécialist­e de l’Éthiopie à l’Internatio­nal Crisis Group. Selon lui, « le principal défi du gouverneme­nt fédéral, c’est de vaincre les dirigeants du Tigré sans s’aliéner les Tigréens ».

Les autorités d’Addis Abeba ont décrit les combats qui ont suivi la prise de Mekele comme des opérations mineures, pour traquer d’anciens dirigeants de la région

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ASHRAF SHAZLY AGENCE FRANCE-PRESSE En l’état, la situation humanitair­e des quelque six millions d’habitants du Tigré est la priorité. Le Centre de coordinati­on d’urgence au Tigré, du gouverneme­nt éthiopien, évalue à 2,2 millions le nombre de déplacés.

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