À Cuba, fin de la double monnaie et valse des prix
L’unification monétaire avec le seul peso cubain en circulation est entrée en vigueur le 1er janvier. Une réforme marquée par l’impréparation qui pourrait creuser davantage les inégalités.
Le plus dur à avaler a été la flambée du prix de la crème glacée. Chez Coppelia, le glacier le plus célèbre de La Havane, la boule de 90 grammes à 1,50 peso le 31 décembre était vendue 7 pesos (37 cents canadiens) le lendemain, premier jour de la réforme qui a vu l’abandon de la double monnaie. Fini le CUC (Cuban Unit of Currency, peso convertible), devise créée en 1994, alignée sur le dollar des États-Unis et réservée aux touristes et aux achats de biens importés. Seul circule désormais le CUP (Cuban peso).
Son taux officiel, fixé à 24 pesos pour un dollar américain, était déjà appliqué aux particuliers. Pour les comptes de l’État en revanche, un peso cubain équivalait à un dollar américain. Et dans les contrats avec les fournisseurs étrangers, divers taux étaient appliqués. La mesure vise donc à rendre l’économie plus efficace et plus lisible pour les investisseurs étrangers, au moment où l’île a besoin d’argent frais pour compenser les revenus que n’apporte plus le tourisme, pandémie oblige.
Salaires et retraites augmentés
Il n’y a pas que les cornets de Coppelia dont les étiquettes ont valsé le Premier de l’an : le petit pain quotidien de 80 grammes, auquel chaque habitant a droit, coûte désormais un peso (5 cents canadiens). Depuis quarante ans, il était vendu 5 centavos, 20 fois moins. Un trajet en bus : 2 pesos (11 cents canadiens), cinq fois plus qu’auparavant. Les tarifs de l’électricité, multipliés par 3 ou 5. L’entrée d’un musée coûtera entre 15 et 25 pesos. Les autorités ont bien entendu préparé la hausse des prix : les salaires et les retraites versés fin décembre ont été multipliés par 5. Le salaire moyen passe ainsi de 46 dollars canadiens mensuels à 231 dollars .
L’unification monétaire est un vieux serpent de mer, un objectif des autorités dont la mise en application était régulièrement repoussée. Elle a finalement été annoncée en juillet dernier, et la date de son entrée en vigueur, le 1er janvier, a été dévoilée par le président, Miguel Díaz-Canel, début décembre. Tous les soirs, les Cubains suivent à la télévision, lors de l’émission Mesa Redonda (table ronde), les précisions apportées par Marino Murillo, « responsable de l’implémentation et du développement des linéaments de la tâche d’ordonnancement monétaire », dans le langage fleuri des technocrates. Plus simplement désigné « le tsar des réformes », le fonctionnaire masqué est devenu une célébrité.
Mesa Redonda aborde en effet tous les aspects de la nouvelle situation monétaire, sans occulter les griefs de la population. Et plusieurs ajustements et revirements ont été annoncés en direct. La baisse du prix des glaces chez Coppelia d’abord : non plus 7 pesos la boule mais 5 sur place, et 4 à emporter. Les tarifs de l’électricité ont eux aussi été modérés quelques jours après leur annonce.
Facture énergétique
Les autorités insistent sur la nécessité de réduire la facture énergétique — la moitié de l’énergie provenant de l’étranger. Beaucoup d’usagers se voient déjà abandonner la climatisation installée à grands frais, un confort envisageable quand le courant était presque gratuit, mais que les nouvelles conditions rendent prohibitif.
Parmi les autres plaintes des Cubains figure le refus de nombreux commerces d’accepter les paiements en CUC, devise censée circuler jusqu’à fin juin avant de disparaître. De nombreux habitants en ont des réserves. La seule solution est désormais d’échanger ses CUC à la banque, où se forment de longues files d’attente dès le petit matin, des heures avant l’ouverture des guichets.
Les bureaucrates n’avaient pas anticipé un autre problème : les salaires de décembre ne suffisent pas toujours à absorber les hausses des prix. Car dans le dernier mois de l’année, beaucoup de travailleurs prennent des vacances, et ces congés correspondant à 2020 sont payés selon l’ancien barème.
Un prêt de 53 $
Le 11 janvier, toujours en direct dans Mesa Redonda, Marino Murillo a proposé une solution d’urgence : un prêt sans intérêts de 1000 pesos (53 $) accordé à tout salarié qui en ferait la demande, et à rembourser en quatre mois. Un aveu de l’impréparation et l’improvisation du gouvernement, que les réseaux sociaux, très actifs, ont fustigé.
Deux catégories semblent perdantes dans la réforme. D’abord les autoentrepreneurs, autorisés à exercer hors de la tutelle de l’État des activités de services, qui ont souffert de la désertion des touristes. Une autre frange de la population avait abandonné le secteur public pour vivre des subsides envoyés par leur famille résidente à l’étranger. La hausse des prix réduit drastiquement le pouvoir d’achat de ces remesas (transferts de fonds). Conséquence : un afflux de candidats au salariat dans les bureaux d’emploi publics. « Reste à savoir si l’État a suffisamment de postes à proposer à ces nouveaux candidats », note l’économiste Jérôme Leleu.
Pas de reflux du marché noir
Au-delà d’une économie assainie, la fin de la dualité monétaire va-t-elle améliorer le niveau de vie des habitants ? Le sociologue Vincent Bloch en doute. « Sans augmentation de l’offre, la hausse des salaires et des pensions n’améliorera pas le pouvoir d’achat et n’entraînera aucunement le reflux du marché noir, explique-t-il. Le contrôle des prix ne fait que maintenir la vulnérabilité des acteurs économiques “indépendants” [autoentrepreneurs], contraints de commettre des infractions en vue de s’approvisionner, de fabriquer ou de vendre leurs produits. »
Au mois d’avril, à l’occasion du 8e congrès du Parti communiste cubain, qui reste le seul parti légalement autorisé sur l’île, Raúl Castro quittera ses fonctions de premier secrétaire, juste avant de fêter ses 90 ans. Pour la première fois depuis 1959, aucun membre de la famille Castro n’occupera des responsabilités officielles dans un régime communiste qui s’éloigne progressivement de ses principes fondateurs. La réforme monétaire en apporte un nouvel exemple, en entérinant et en amplifiant des inégalités de richesses qui ne sont pas nouvelles dans la société. Comme le souligne Vincent Bloch, « la légitimité égalitariste du gouvernement — déjà bien érodée — tient moins à sa volonté de freiner l’enrichissement de certains qu’à sa capacité de protéger les plus démunis ».
Sans augmentation de l’offre, la hausse des salaires et des pensions n’améliorera pas le pouvoir d’achat et n’entraînera aucunement le reflux du marché noir VINCENT BLOCH