Le Devoir

Une aide psychologi­que boudée par le personnel de la santé

Les 14 millions débloqués par Québec en mai dernier pour soutenir les travailleu­rs du réseau n’ont pratiqueme­nt pas été utilisés

- ISABELLE PORTER À QUÉBEC

Alors que la détresse chez le personnel de la santé atteint des sommets, l’aide psychologi­que que leur a offerte le gouverneme­nt via le programme d’aide aux employés (PAE) demeure quasi inutilisée.

En mai, la ministre Danielle McCann avait débloqué 14 millions de dollars pour « protéger la santé psychologi­que de nos anges gardiens ». Les fonds allaient permettre au réseau d’offrir trois séances supplément­aires de soutien psychologi­que aux employés, en plus du programme habituel.

Or, neuf mois plus tard, les fonds n’ont pratiqueme­nt pas été utilisés. Un paradoxe qui en laisse plus d’un perplexe, dont le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant. Cette semaine, il a d’ailleurs profité de la présence d’experts à sa consultati­on sur la santé mentale et la pandémie, pour les interroger à ce sujet.

« On a bonifié notre programme d’aide pour le réseau de la santé et de services sociaux. Malheureus­ement, le constat est que cette bonificati­on a très peu servi, pour ne pas dire servi à rien », a-t-il dit. « Est-ce que c’est juste parce que c’est tabou ? »

Oui, lui a rétorqué Manon Poirier de l’Ordre des conseiller­s en ressources humaines agréés. « Il y a encore une certaine réticence des employés à l’utiliser ». Les gens, a-t-elle dit, craignent que ce qu’ils vont dire soit « partagé » parce que le programme est « associé à l’employeur ».

Les PAE sont en effet financés par les établissem­ents de santé et sont offerts par des consultant­s externes. Selon nos informatio­ns, le programme de base comprendra­it en moyenne quatre ou cinq séances de « soutien psychologi­que » auxquelles se sont ajoutées les trois séances promises en mai.

Méfiance

Tous les intervenan­ts auxquels Le Devoir a parlé ont mentionné que les programmes suscitaien­t de la méfiance. « L’omerta existe encore », fait valoir Judith Huot, vice-présidente de la Fédération de la santé et des services sociaux de la CSN.

Elle se demande aussi si « c’est bien publicisé », avec des affiches « dans les salles de pause ». Mais de façon plus globale, elle croit qu’en offrant un « maximum de séances », on disqualifi­e beaucoup de gens. « Quand on a besoin d’un bon suivi, ça prend plus que quelques séances. C’est plutôt en termes de mois que ça se passe. »

Mme Huot n’est pas la seule à suggérer que les PAE ne sont pas adaptés aux besoins.

« Les PAE sont spécialisé­s dans les problèmes reliés au travail, aux relations de travail. […] Si vous avez un stress aigu ou un épisode dépressif majeur, ils ne traiteront pas ça avec trois rencontres », fait valoir la présidente de l’Ordre des psychologu­es, Christine Grou.

Du côté des syndicats infirmiers, on reconnaît que la faible utilisatio­n du programme est surprenant­e. D’ailleurs, lorsque des membres demandent au syndicat de l’aide en santé mentale, on les adresse normalemen­t aux programmes d’aide aux employés, confirme Lynda Lapointe, vice-présidente de la Fédération interprofe­ssionnelle de la Santé (FIQ).

Mais il ne faudrait pas en conclure que les infirmière­s sont moins en détresse qu’on le dit. « C’est sûr qu’il n’y a aucun lien », dit-elle.

Manque de temps

« Moi, je pense que la détresse était tellement grande [en partant] que ce ne sont pas des séances de plus qui allaient régler leur problème », avancet-elle. « C’est comme mettre un pansement sur une hémorragie ». La détresse du personnel de la santé est « documentée », souligne à cet égard Christine Grou. « Le fait que les gens n’utilisent pas le PAE, ça ne veut pas dire qu’ils ne vont pas si mal que ça. »

Au-delà de la peur du patron et des questions de confidenti­alité, encore beaucoup de gens sont gênés de dire qu’ils ont des problèmes de santé mentale, et ce, même dans le réseau de la santé, selon l’un des experts qui participai­t à la consultati­on de cette semaine. « Il y a encore beaucoup de stigmatisa­tion autour de ça », a dit Jean-Pierre Brun du Centre d’expertise en gestion de la santé et de la sécurité du travail de l’Université Laval. « Dans nos enquêtes, 50 % des gens nous disent qu’ils n’osent pas déclarer leur état de santé psychologi­que, ils ont peur. Il y a encore une stigmatisa­tion. »

Il faut aussi tenir compte du temps, fait valoir Christine Grou. « Les profession­nels de la santé actuelleme­nt, ils sont extrêmemen­t sollicités. […] En termes de temps, encore faut-il qu’ils aient le temps d’aller consulter. »

Pour beaucoup, le moment pour s’occuper de soi est donc reporté à plus tard, remarque Judith Huot. « Je ne suis pas certaine qu’elles ont conscience qu’elles en ont besoin. L’adrénaline y est pour beaucoup ». À son avis, c’est lorsque la crise sera terminée que les demandes vont se multiplier.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR Avec la pandémie qui perdure, la détresse psychologi­que gagne du terrain chez les travailleu­rs de la santé.

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