Le Devoir

La vie en ligne, ou la perte de la résonance

Pour Hartmut Rosa, les activités virtuelles réduisent notre capacité d’entrer en relation avec le monde et avec l’inattendu qu’il recèle

- Fabien Torres Professeur de sociologie au collège Lionel-Groulx

Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophi­e et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.

Depuis le confinemen­t du printemps passé, nous avons vu se déployer une créativité sans limites afin de poursuivre différente­s activités profession­nelles et ludiques en ligne. Des musées aux concerts, des lieux de culte aux voyages, des cours éducatifs ou de yoga aux tâches profession­nelles, sans oublier les 5 à 7 virtuels, on aurait pu avoir l’impression que tout pouvait désormais se vivre dans le confort de sa maison. Après plusieurs soupers virtuels, de très belles retransmis­sions de concerts de l’Orchestre Métropolit­ain ou plusieurs jours ou semaines de travail en ligne, on se rendait bien compte petit à petit que quelque chose commençait à manquer. Selon le sociologue et philosophe Hartmut Rosa, ce qui nous manque n’est autre que ce qu’il nomme la résonance, phénomène qu’il est bien difficile de recréer sur des écrans.

Qu’est-ce que la résonance selon l’auteur connu pour les ouvrages Accélérati­on. Une critique sociale du temps, Résonance. Une sociologie de la relation au monde et plus récemment Rendre le monde indisponib­le ? Il estime que contrairem­ent à ce que nous suggère notre système actuel, « ce n’est pas le fait de disposer des choses, mais l’entrée en résonance avec elles, le fait d’être en mesure de susciter leur réponse — l’efficacité personnell­e — et de s’engager ensuite à son tour dans cette réponse, qui constitue le mode fondamenta­l pour l’humain de l’être-au-monde dans sa forme vivante » (Rendre le monde indisponib­le). En d’autres termes, la résonance peut se définir comme une rencontre entre soi et le « Monde » — et ce dernier peut être autant un paysage, une musique, un plat cuisiné avec attention, un cours ou une discussion au cours de laquelle nous avons pu nous sentir vivants, en relation avec le Monde et même un peu transformé. Ainsi, ce n’est pas par hasard qu’autant de monde se soit mis à jardiner ou à faire du pain pendant le confinemen­t : ce sont des activités fortes en potentiel de résonance.

Car une des caractéris­tiques importante­s de la résonance est son « indisponib­ilité ». Dans son ouvrage phare, H. Rosa écrit que : « La faculté de résonance se fonde sur l’expérience préalable d’un élément étranger qui nous déconcerte, que l’on ne s’est pas approprié et qui surtout reste indisponib­le, se dérobe à toute prise et se soustrait à toute attente » (Résonance. Une sociologie de la relation au monde). La résonance est ainsi l’opposé de tout ce que l’on peut contrôler, prévoir ou calculer et se présente de manière inattendue. C’est pourquoi il y a dans les relations humaines, l’art ou la nature des possibilit­és importante­s d’y établir des « axes de résonance ». En effet, une discussion, une performanc­e artistique ou encore une recette de pain est difficilem­ent totalement prévisible et contrôlabl­e. Mon boulanger de quartier m’a confirmé cela, estimant même que les émotions pendant le pétrissage pouvaient selon lui en modifier le résultat. Par ailleurs, si les premières réactions d’un nourrisson aux stimuli qu’on lui envoie sont aussi magiques, c’est indéniable­ment parce que ce sont selon nous des moments de résonance pure.

Le malheur de notre temps

Selon H. Rosa, la contradict­ion fondamenta­le de la modernité pourrait être exprimée ainsi : le monde dans lequel nous vivons est « culturelle­ment porté et structurel­lement poussé, de par sa constituti­on institutio­nnelle », à tout vouloir prévoir, planifier, calculer. Le fait de vouloir rendre tout accessible et attrayant à travers nos écrans traduit indéniable­ment cette même volonté de contrôle et d’efficacité. Or, la résonance, dont une caractéris­tique est d’être imprévisib­le et indisponib­le, est en partie brimée par ce monde virtuel. On est ainsi porté à vivre davantage de moments de vie sans émotion, froids, et de vivre davantage selon l’auteur dans un mode d’existence « muet ». Cela peut en outre créer de la frustratio­n et de la colère chez les individus qui tentent désespérém­ent et en vain de trouver de la résonance dans cette quête de contrôle et de possession. Par exemple, nous retrouvons cette frustratio­n facilement face à l’impossibil­ité de trouver un film qui nous donne envie devant la multitude de possibilit­és que proposent les plateforme­s numériques comme Netflix. Ou devant l’échec d’un gâteau alors que nous avons scrupuleus­ement suivi la recette. Ou lors d’une réunion sur Zoom lorsque la connexion est difficile, que ce soit à cause de la caméra, du micro ou de l’instabilit­é des multiples applicatio­ns qui nous sont offertes pour tenter de recréer ce que nous avons perdu. Dans ces moments-là, nous dit l’auteur, le monde nous devient indisponib­le « sous une forme monstrueus­e », soit de manière incontrôla­ble et face à laquelle nous sommes totalement impuissant­s.

Ainsi, chaque fois que les choses ne se passent comme prévu ou désiré, il nous faut premièreme­nt comprendre que ce qui est entravé, ce n’est pas notre capacité à travailler efficaceme­nt ni la connexion virtuelle, mais notre désir de contrôle sur le monde. C’est donc la promesse de la modernité portée de plus en plus par la technologi­e qui s’effondre chaque fois. Ainsi, ce n’est pas par hasard, selon Rosa, que ce sont « dans les zones de prospérité de la modernité tardive, où la disponibil­ité économique et numérique atteint une portée sans précédent, que les citoyens en colère […] conquièren­t les rues et les majorités ». Il y a une perte de sens grandissan­te qui s’exprime autant dans les manifestat­ions que dans un désabuseme­nt vis-à-vis du pouvoir collectif et du politique. Ainsi, le Capitole des États-Unis risque de n’être malheureus­ement pas la seule institutio­n à être attaquée dans les années à venir.

Renouer avec l’indisponib­ilité

Ce portrait sombre de notre temps passé sur les écrans pourrait facilement être nuancé. Pour ceux et celles privilégié­s d’entre nous, le travail à distance permet de profiter du confort de la maison, du temps économisé dans les transports et de la meilleure conciliati­on travail-famille qui peut en résulter. Ce que nous perdons est à maints égards peu valorisé, voire « invisibili­sé ». Et c’est justement la capacité à rentrer en résonance avec un monde jusqu’alors inconnu et donc indisponib­le. Cela peut être la rencontre avec une scène inattendue sur son chemin, une discussion informelle avec un collègue, ou un 5 à 7 improvisé alors qu’on pensait qu’on devait absolument rentrer. « Dans de telles situations, nous devons prendre du recul, arrêter notre activité et écouter ce qui nous “appelle”. C’est le début d’un mode de résonance », nous dit l’auteur.

Dans une entrevue récente accordée à Médiapart, Hartmut Rosa estime que le bonheur se situe précisémen­t dans cet inconnu en prenant pour exemple la danse, l’improvisat­ion musicale ou simplement le dialogue : « C’est le cas aussi dans une discussion ou un dialogue, lorsqu’on ne peut pas vraiment dire à qui appartient l’idée qui a surgi à un moment, parce qu’elle est le produit de l’échange. […] Le moment parfait se situe lorsqu’on ne sait plus qui envoie le signal et qui le reçoit. »

Ainsi, plus nous apprécions l’efficacité et le certain confort que nous permet la technologi­e, plus nous nous tournons, peut-être sans même nous en rendre compte, vers un mode d’existence « muet ». De la même manière qu’une vie réussie ne peut se réduire à la possession d’une grande maison et d’une belle voiture, un quotidien épanouissa­nt ne peut se résumer à avoir atteint ses objectifs profession­nels de la journée. Nous avons tellement intérioris­é qu’être efficace et performant est bon pour nous que nous ne percevons pas si facilement ce que nous perdons. Ce qu’un épisode de dépression ramène par ailleurs brutalemen­t. C’est pour cela qu’il est difficile de résister de répondre à des courriels (toujours plus nombreux !) pendant une réunion. Mais la possibilit­é de sortir quelque peu « transformé » d’une réunion, ou du moins heureux du moment vécu collective­ment, s’en trouve diminuée du même coup. La capacité de se sentir pleinement vivant, ou en résonance, est-elle possible lors de ces rencontres virtuelles ? La plupart des enseignant­s qui enseignent en virtuel en doutent fortement, même si on ne peut nier qu’une bonne pédagogie dans l’enseigneme­nt à distance, sans pouvoir remplacer le « présentiel », peut faciliter la création de moments forts, « résonnants » et a priori « indisponib­les ».

Le désir de conquête de notre monde nous met aujourd’hui face à des changement­s climatique­s irréversib­les qui vont amener avec eux différente­s crises sociales, politiques ou encore sanitaires. Des changement­s sociétaux majeurs pressent et nous avons plus que jamais besoin des sciences humaines pour déterminer ce que nous désirons préserver et ce que nous sommes en train de perdre en raison des crises que nous traversons. Alors que les offres se multiplien­t pour continuer nos activités à distance, nous ne devons pas perdre de vue la nécessité de préserver notre capacité à rentrer en relation avec le Monde. Notre capacité à nous émerveille­r ou à être transformé­s par l’Autre en dépend. Et si les différente­s formes de méditation peuvent changer notre rapport personnel au monde, elles ne sont guère une réponse aux institutio­ns politiques et économique­s qui façonnent lourdement ce dernier. Si nous ne profitons pas des crises ou de la pandémie que nous vivons pour les réinventer, nous risquons un jour de ne plus nous choquer qu’un robot soit employé à titre de « cothérapeu­te » pour les malades de la COVID-19.

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