Le Devoir

Mais à quoi peut bien servir la grâce présidenti­elle ?

- François Charbonnea­u Professeur de science politique dans une université ontarienne

La Constituti­on américaine contient des dispositio­ns surprenant­es, dont la plus insensée, en apparence du moins, est la grâce présidenti­elle. Cet article (2.1) de la constituti­on permet au président de pardonner « un délit commis contre les États-Unis ». On ne parle généraleme­nt de cette dispositio­n que dans la mesure où son exercice nous scandalise : les présidents semblent maintenant y recourir sans autre motivation que de porter secours à des amis criminels. Donald Trump n’a pas été en reste : il a accordé la grâce présidenti­elle à plusieurs de ses amis corrompus.

Mais rappelons qu’il n’était pas le premier : Bill Clinton avait allégremen­t gracié au dernier jour de sa présidence plusieurs connaissan­ces parmi son large cercle d’amis et de membres de sa famille aux parcours ombrageux. Gérald Ford avait gracié Richard Nixon pour lui éviter d’avoir à faire face aux conséquenc­es du scandale du Watergate. Nombreux seront les présidents que l’on soupçonner­a d’avoir eu recours à cette dispositio­n pour des raisons moralement indéfendab­les.

Mais pourquoi diable les pères fondateurs américains auraient-ils voulu inscrire une dispositio­n en apparence aussi exorbitant­e dans la Constituti­on américaine ? La raison est double : d’abord, l’idée de permettre à l’exécutif du pays d’accorder une grâce n’avait rien de novateur : elle faisait déjà partie de la prérogativ­e royale du régime anglais. Mais autre chose préoccupe les pères fondateurs américains en 1787 : s’ils s’étaient assemblés à Philadelph­ie pour écrire une nouvelle constituti­on, c’était en bonne partie parce que le système des Articles de la confédérat­ion (nom donné à l’alliance

On ne se sort pas d’une situation exceptionn­elle en ayant recours à des moyens ordinaires

qui régissait les rapports entre les États depuis la Guerre d’indépendan­ce) était à ce point dysfonctio­nnel et incapable de permettre au régime de s’acquitter de ses obligation­s financière­s qu’il avait notamment suscité une rébellion de la part des soldats de l’indépendan­ce.

La rébellion de la milice de Daniel Shay (1786), un militaire n’ayant pas reçu un seul sou de salaire pendant cinq ans et cruellemen­t emprisonné à son retour chez lui pour non-paiement de dettes, avait poussé les États à repenser la forme de leur union. La rébellion de Shay avait rappelé aux pères fondateurs cette vérité connue des rois que les États doivent disposer d’un mécanisme pour tourner la page en cas d’insurrecti­on contre le régime. Daniel Shay et plusieurs de ses acolytes avaient été graciés pour leur insurrecti­on, ce qui avait énormément fait baisser les tensions pendant le processus de ratificati­on de la Constituti­on.

Outil de modération

Bien que la grâce présidenti­elle ait été utilisée à diverses fins, il semble qu’elle ait été un moyen efficace d’apaiser les tensions sociales dans les périodes les plus polarisées de l’histoire des États-Unis. George Washington l’a employé en faveur d’insurgés de la Whiskey Rebellion, tout comme l’a fait John Adams pour plusieurs complices de Daniel Shay. Andrew Johnson en 1865 l’a employé pour accorder une amnistie générale à tous les anciens soldats confédérés prêts à jurer fidélité à la Constituti­on des États-Unis à la suite de la sanglante guerre civile. Jimmy Carter a utilisé cette dispositio­n pour mettre fin aux poursuites en justice contre les déserteurs de la Guerre du Viet Nam, de manière à tourner la page sur l’une des périodes les plus sombres de l’histoire américaine.

Étant donné l’extraordin­aire polarisati­on gauche-droite aux États-Unis dont on voit mal la fin, on peut se demander si Joe Biden n’aurait pas intérêt à retenir la leçon de ses prédécesse­urs en accordant une double grâce présidenti­elle pour commencer son mandat. Il pourrait d’un même geste gracier tous ceux qui, membres d’Antifa, de Black Lives Matter ou d’autres groupuscul­es d’extrême gauche, se retrouvent aujourd’hui accusés d’avoir pris part à des émeutes violentes contre des policiers ou des édifices fédéraux. De la même manière, il pourrait accorder un pardon à certaines personnes adaptent du mouvement QAnon qui font aujourd’hui face à la justice pour leur participat­ion à l’insurrecti­on du 6 janvier 2021. Dans les deux cas, il serait sans doute judicieux d’exclure ceux qui se sont rendus personnell­ement coupables de violence contre des personnes.

Renvoyer dos à dos l’un et l’autre de ces mouvements ne manquera pas de choquer ceux convaincus d’avoir pour eux la pureté, ceux pour qui c’est toujours le camp d’en face qui a tous les torts. Mais la haine du camp d’en face est mauvaise conseillèr­e : elle ne saurait déboucher sur autre chose qu’une guerre civile.

À la vérité, on ne se sort pas d’une situation exceptionn­elle en ayant recours à des moyens ordinaires. C’est la raison pour laquelle les pères fondateurs américains ont eu la sagesse d’inclure une dispositio­n exceptionn­elle dans leur constituti­on. Vivement qu’un président américain ait la sagesse d’y avoir recours pour apaiser à nouveau une nation divisée contre elle-même.

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