Mais à quoi peut bien servir la grâce présidentielle ?
La Constitution américaine contient des dispositions surprenantes, dont la plus insensée, en apparence du moins, est la grâce présidentielle. Cet article (2.1) de la constitution permet au président de pardonner « un délit commis contre les États-Unis ». On ne parle généralement de cette disposition que dans la mesure où son exercice nous scandalise : les présidents semblent maintenant y recourir sans autre motivation que de porter secours à des amis criminels. Donald Trump n’a pas été en reste : il a accordé la grâce présidentielle à plusieurs de ses amis corrompus.
Mais rappelons qu’il n’était pas le premier : Bill Clinton avait allégrement gracié au dernier jour de sa présidence plusieurs connaissances parmi son large cercle d’amis et de membres de sa famille aux parcours ombrageux. Gérald Ford avait gracié Richard Nixon pour lui éviter d’avoir à faire face aux conséquences du scandale du Watergate. Nombreux seront les présidents que l’on soupçonnera d’avoir eu recours à cette disposition pour des raisons moralement indéfendables.
Mais pourquoi diable les pères fondateurs américains auraient-ils voulu inscrire une disposition en apparence aussi exorbitante dans la Constitution américaine ? La raison est double : d’abord, l’idée de permettre à l’exécutif du pays d’accorder une grâce n’avait rien de novateur : elle faisait déjà partie de la prérogative royale du régime anglais. Mais autre chose préoccupe les pères fondateurs américains en 1787 : s’ils s’étaient assemblés à Philadelphie pour écrire une nouvelle constitution, c’était en bonne partie parce que le système des Articles de la confédération (nom donné à l’alliance
On ne se sort pas d’une situation exceptionnelle en ayant recours à des moyens ordinaires
qui régissait les rapports entre les États depuis la Guerre d’indépendance) était à ce point dysfonctionnel et incapable de permettre au régime de s’acquitter de ses obligations financières qu’il avait notamment suscité une rébellion de la part des soldats de l’indépendance.
La rébellion de la milice de Daniel Shay (1786), un militaire n’ayant pas reçu un seul sou de salaire pendant cinq ans et cruellement emprisonné à son retour chez lui pour non-paiement de dettes, avait poussé les États à repenser la forme de leur union. La rébellion de Shay avait rappelé aux pères fondateurs cette vérité connue des rois que les États doivent disposer d’un mécanisme pour tourner la page en cas d’insurrection contre le régime. Daniel Shay et plusieurs de ses acolytes avaient été graciés pour leur insurrection, ce qui avait énormément fait baisser les tensions pendant le processus de ratification de la Constitution.
Outil de modération
Bien que la grâce présidentielle ait été utilisée à diverses fins, il semble qu’elle ait été un moyen efficace d’apaiser les tensions sociales dans les périodes les plus polarisées de l’histoire des États-Unis. George Washington l’a employé en faveur d’insurgés de la Whiskey Rebellion, tout comme l’a fait John Adams pour plusieurs complices de Daniel Shay. Andrew Johnson en 1865 l’a employé pour accorder une amnistie générale à tous les anciens soldats confédérés prêts à jurer fidélité à la Constitution des États-Unis à la suite de la sanglante guerre civile. Jimmy Carter a utilisé cette disposition pour mettre fin aux poursuites en justice contre les déserteurs de la Guerre du Viet Nam, de manière à tourner la page sur l’une des périodes les plus sombres de l’histoire américaine.
Étant donné l’extraordinaire polarisation gauche-droite aux États-Unis dont on voit mal la fin, on peut se demander si Joe Biden n’aurait pas intérêt à retenir la leçon de ses prédécesseurs en accordant une double grâce présidentielle pour commencer son mandat. Il pourrait d’un même geste gracier tous ceux qui, membres d’Antifa, de Black Lives Matter ou d’autres groupuscules d’extrême gauche, se retrouvent aujourd’hui accusés d’avoir pris part à des émeutes violentes contre des policiers ou des édifices fédéraux. De la même manière, il pourrait accorder un pardon à certaines personnes adaptent du mouvement QAnon qui font aujourd’hui face à la justice pour leur participation à l’insurrection du 6 janvier 2021. Dans les deux cas, il serait sans doute judicieux d’exclure ceux qui se sont rendus personnellement coupables de violence contre des personnes.
Renvoyer dos à dos l’un et l’autre de ces mouvements ne manquera pas de choquer ceux convaincus d’avoir pour eux la pureté, ceux pour qui c’est toujours le camp d’en face qui a tous les torts. Mais la haine du camp d’en face est mauvaise conseillère : elle ne saurait déboucher sur autre chose qu’une guerre civile.
À la vérité, on ne se sort pas d’une situation exceptionnelle en ayant recours à des moyens ordinaires. C’est la raison pour laquelle les pères fondateurs américains ont eu la sagesse d’inclure une disposition exceptionnelle dans leur constitution. Vivement qu’un président américain ait la sagesse d’y avoir recours pour apaiser à nouveau une nation divisée contre elle-même.