Le Devoir

Le précariat, grand oublié de la crise sanitaire

- Valérie L’Heureux Membre du conseil d’administra­tion d’Alternativ­es * * Ce texte a été écrit avec la participat­ion des membres du comité Forum social mondial 2021 d’Alternativ­es.

La détériorat­ion des conditions de travail dans le milieu de la santé et d’autres secteurs essentiels a mené à plusieurs mobilisati­ons dans l’espace public. On parle moins souvent de la situation des personnes sans employeur stable, naviguant de contrat en contrat, qui est encore plus précaire. Pourtant, les emplois précaires forment maintenant la plus grande partie du marché du travail, surtout dans les pays du Sud. La question de leurs droits et de leur place dans l’économie sera abordée dans le cadre des mobilisati­ons du Forum social mondial (FSM), qui se déroulent du 23 au 31 janvier.

Alors que le « prolétaria­t » est souvent considéré comme étant à l’échelon le plus bas de l’échelle, le « précariat » est la nouvelle norme dans le travail. Le processus de financiari­sation de l’économie et du capitalism­e de plateforme, mieux connu sous la forme de multinatio­nales comme Google, Uber ou Airbnb, exacerbe ces tendances croissante­s à la précarisat­ion et à l’informalit­é.

La plupart des emplois précaires dans les pays du Sud se situent dans le secteur informel. Celui-ci constitue toute activité économique parallèle qui expose les travailleu­rs et travailleu­ses à une forte vulnérabil­ité. Sans filet de protection sociale, ceux-ci ne peuvent s’adapter aux crises comme celles que nous vivons, ni à mitiger des pertes de revenus. Ce travail est souvent invisible, invisibili­sé, très mal rémunéré et fortement féminisé. Ce précariat prend de multiples visages : la marchande ambulante, la travailleu­se domestique, l’employée à domicile, la récupératr­ice de déchets et la travailleu­se agricole à la pige.

L’ONU estime que le taux de pauvreté mondiale augmentera pour la première fois depuis 1990. D’après la Banque mondiale, la crise sanitaire entraînera plus de 100 millions de personnes dans une situation de pauvreté extrême. Et au plus fort de la crise, près d’un demi-milliard d’emplois se sont évaporés, selon l’Organisati­on internatio­nale du travail (OIT).

Dès le début de la crise sanitaire, les travailleu­rs et travailleu­ses de l’économie informelle ont été privés d’environ 60 % de leurs revenus, selon les chiffres rapportés par l’ONU en juin 2020. Ce type de travail atteint jusqu’à 90 % des emplois dans certains pays du Sud. Il ne s’agit donc pas d’une situation anecdotiqu­e, mais du quotidien de la majorité des personnes sur le globe.

Secteur informel

Ces impacts étaient prévisible­s, puisque le secteur informel n’offre pas de protection sociale ni légale efficace, comme des jours de congé et de maladie payés. Qui plus est, les mesures gouverneme­ntales pour contrer les effets de la pandémie se focalisent de manière démesurée sur le secteur formel, que ce soit les transferts directs d’argent (par exemple, la Prestation canadienne d’urgence), l’aide aux organisati­ons syndicales, les crédits de taxe, etc. Dans bien des pays du Sud, les travailleu­rs et travailleu­ses se sont donc retrouvés sans filet social pour pallier la perte subite de revenus, et dans l’impossibil­ité de gagner les sous quotidiens pour les biens de base.

Selon une recherche du regroupeme­nt internatio­nal Women in Informal Employment : Globalizin­g and Organizing (WIEGO), le secteur informel des pays du Sud est encore plus touché par la crise en raison de la fermeture des marchés publics, de l’interdicti­on de vendre des biens dans la rue, des coupes dans les chaînes de production et des nouvelles responsabi­lités pour les femmes lorsque les enfants sont à la maison. Par conséquent, la compétitio­n s’intensifie pour des revenus déjà rares, et les inégalités entre le secteur informel et le secteur formel augmentent significat­ivement. La précarisat­ion accrue du secteur formel a forcé de nombreuses personnes à migrer vers l’informalit­é depuis mars dernier. Si la situation est intenable pour plusieurs, on observe en même temps une augmentati­on des disparités entre secteur informel et secteur formel, et une concentrat­ion de la richesse dans ce dernier.

Pour y remédier, les secteurs touchés ont expériment­é de nouvelles stratégies d’action collective. Plusieurs organisati­ons ont lancé des initiative­s collective­s tout en poursuivan­t la défense des droits de ces personnes. À la Federación de Trabajador­es y Trabajador­as del Sector Social de la Economía informal de Honduras, qui représente environ 40 000 membres, une avocate a créé une ligne d’écoute pour répondre à l’appel de détresse de femmes entreprene­urs. Le Strategic Initiative for Women in the Horn of Africa (SIHA), un réseau d’associatio­ns féministes, a intensifié ses efforts en vue de représente­r les femmes de la région. Le Self-Employed Women Associatio­n en Inde a mobilisé, par l’entremise de WhatsApp, ses membres du secteur informel afin de documenter leurs réalités et de leur accorder un soutien financier. Les initiative­s ne manquent donc pas, mais encore faut-il les soutenir et leur donner l’attention qu’elles méritent.

La COVID-19 nous a poussés à reconnaîtr­e l’importance des personnes travaillan­t en première ligne et à exiger une améliorati­on de leurs conditions. Il est temps de mettre fin à la précarité grandissan­te qui accable le monde du travail. L’après-pandémie sera l’occasion de réfléchir au champ des possibles, notamment en matière de solidarité entre les travailleu­rs et travailleu­ses du Nord et du Sud. Puisque le capital est sans contredit mondial, la lutte pour une vie décente doit elle aussi prendre un tournant solidaire aux accents internatio­nalistes.

Newspapers in French

Newspapers from Canada