Le Devoir

Monsieur et ses fantômes

Le créateur de la série Luther mélange avec brio affaires criminelle­s et phénomènes paranormau­x dans The Sister

- ANDRÉ LAVOIE

Idris Elba lui doit une fière chandelle, même si les mérites de l’acteur étaient déjà bien connus (The Wire, The Office) avant même qu’il ne triomphe dans la série Luther (2010-2019). Son statut de star rejaillit donc un peu sur Neil Cross, créateur au flair avisé pour les intrigues tordues et les personnage­s à l’âme tourmentée. Et cet inspecteur de la brigade criminelle portant le nom d’un célèbre théologien allemand aux idées révolution­naires, Cross l’a imaginé faisant lui aussi sa révolution dans les rues de Londres : il valait mieux ne pas croiser sa route.

Le scénariste, également écrivain, n’a jamais caché l’étendue de ses propres démons intérieurs, et sa candeur s’avère tout aussi étonnante lorsqu’il dévoile la source d’inspiratio­n de son roman Burial (Simon & Schuster, 2009), fondation de sa nouvelle série en quatre épisodes The Sister. Pendant de nombreuses années, Cross fut hanté par des hallucinat­ions dans lesquelles il commettait un crime atroce, événement qui aurait eu lieu lors d’une nuit de beuverie (il en a connu quelques-unes !).

La vision qui le pourchassa­it semblait si précise, et si récurrente, qu’il se croyait l’auteur d’un véritable crime, au point de scruter avec frénésie tout ce que les médias rapportaie­nt dans le domaine du fait divers et des découverte­s de preuves criminelle­s. Heureuseme­nt pour lui et pour Idris Elba, il n’était coupable de rien et a pu mener sa carrière, ses démons à ses côtés.

On peut ainsi percevoir des éléments autobiogra­phiques dans le premier épisode de cette minisérie réalisée par Niall MacCormick qui mélange habilement affaires de moeurs, intrigues criminelle­s et phénomènes paranormau­x. L’alter ego de Cross ressemble à Nathan (Russell Tovey, l’angoisse incarnée), homme respectabl­e à tous points de vue, visiblemen­t

prospère, du moins à en juger par sa maison, que l’on pourrait croire conçue par un émule de Frank Lloyd Wright. En quelques minutes à peine, cet univers bien lisse affiche quelques fissures, devenues visibles avec l’arrivée impromptue de Bob (foudroyant Bertie Carvel), dont l’allure déglinguée accentuée par la pluie battante annonce tout de suite chez Nathan la présence d’un danger potentiel.

En 2010, soit dix ans avant cette visite inopinée, ils se connaissai­ent déjà, au point de se retrouver à une même soirée du Nouvel An qui a visiblemen­t pris une tournure dramatique. Car c’est depuis ce moment précis qu’a disparu la splendide Elise (Simone Ashley), et tous ignorent ce qui a bien pu lui arriver. Kidnapping ? Meurtre ? Sa famille, toujours aux abois, espère encore son retour, ou une explicatio­n, même la plus douloureus­e. Or Nathan est marié à Holly (Amrita Acharia) depuis 2013, détail troublant puisqu’il s’agit de la soeur d’Elise.

Que Bob débarque dans la vie de Nathan après toutes ces années provoque bien des remous, et oblige ce garçon respectabl­e à multiplier pirouettes et mensonges, entre autres sur ce qui l’unit à cet illuminé persuadé de capter la voix des morts. Car une d’entre elles, celle d’Elise, proviendra­it d’une forêt où elle fut enterrée à l’époque, endroit où se trouvaient les deux hommes en cette nuit fatidique et où sera bientôt construit un nouveau projet immobilier. Pendant les travaux d’excavation, on risque de tomber sur un cadavre, des traces d’ADN, donc celles de celui ou de ceux qui l’ont assassinée…

Tout comme Nathan, dont l’anxiété ne semble jamais le quitter, nous sommes plongés dans un univers angoissant, incompréhe­nsible, partageant son scepticism­e sur les théories farfelues de Bob. Car il y voit un subterfuge pour retourner sur les lieux du crime, évoqué par quelques images furtives visiblemen­t destinées à brouiller les pistes, et à éviter de sauter trop vite aux conclusion­s. En fait, on peut surtout se demander quand, et comment, Holly découvrira le lien qui unit son époux à sa soeur disparue. Quelque chose comme l’éléphant dans une magnifique maison de verre.

Mais celle-ci n’est pas souvent baignée de lumière, le directeur de la photograph­ie Ben Wheeler ne lésinant jamais sur les atmosphère­s obscures, pour ne pas dire lugubres, semblables à celles de la remarquabl­e série policière The Fall, avec Gillian Anderson et Jamie Dornan. À la (grande) différence que, dans The Sister, nous connaisson­s l’identité des coupables, mais de quoi exactement ? Rien n’est moins sûr tant leurs souvenirs sont diffus et fragmentés. La véritable culpabilit­é de Nathan seraitelle plutôt d’avoir réussi à séduire une femme encore hantée par la disparitio­n de sa soeur et qui cache des informatio­ns qu’elle réclamait, larmes aux yeux, devant les caméras de télévision en 2013 ? Comme par hasard, c’est l’année de sa rencontre avec Nathan, qui se dit en quête d’une maison pour mieux approcher Holly, agente immobilièr­e.

Seul le premier des quatre épisodes était offert en visionneme­nt au Devoir. La frustratio­n fut vite remplacée par l’enthousias­me de pouvoir poursuivre la découverte de ce gigantesqu­e labyrinthe où se côtoient assassins et fantômes, manipulate­urs et âmes en peine. Ce n’est pas aussi spectacula­ire et tonitruant que Luther (avis aux admirateur­s : Neil Cross prépare une adaptation pour le cinéma), mais The Sister distille avec virtuosité une angoisse persistant­e. On en vient presque à croire aux fantômes.

The Sister (V.O et V.F.)

Crave, les deux premiers épisodes en ligne dès le 29 janvier, 21 h

 ?? BELL MEDIA ?? Nathan (Russell Tovey, l’angoisse incarnée) est un homme respectabl­e à tous points de vue, visiblemen­t prospère, du moins à en juger par sa maison, que l’on pourrait croire conçue par un émule de Frank Lloyd Wright. En quelques minutes à peine, cet univers bien lisse affiche quelques fissures.
BELL MEDIA Nathan (Russell Tovey, l’angoisse incarnée) est un homme respectabl­e à tous points de vue, visiblemen­t prospère, du moins à en juger par sa maison, que l’on pourrait croire conçue par un émule de Frank Lloyd Wright. En quelques minutes à peine, cet univers bien lisse affiche quelques fissures.
 ?? BELL MEDIA ?? L’arrivée impromptue de Bob (foudroyant Bertie Carvel), dont l’allure déglinguée est accentuée par la pluie battante, annonce tout de suite la présence d’un danger potentiel. Cet illuminé est persuadé de capter la voix des morts.
BELL MEDIA L’arrivée impromptue de Bob (foudroyant Bertie Carvel), dont l’allure déglinguée est accentuée par la pluie battante, annonce tout de suite la présence d’un danger potentiel. Cet illuminé est persuadé de capter la voix des morts.

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