Le Devoir

L’idée de modifier la Constituti­on fait son chemin au Québec

- MARCO BÉLAIR-CIRINO CORRESPOND­ANT PARLEMENTA­IRE À QUÉBEC

La propositio­n faite par le professeur Patrick Taillon au Parlement québécois de « traduire, modifier et adopter » un pan de la Constituti­on du Canada sans demander préalablem­ent le feu vert d’autres membres de la fédération a trouvé écho au sein de l’équipe de François Legault.

Elle a notamment capté l’attention du ministre Simon Jolin-Barrette, ainsi que de membres du cabinet du premier ministre qui ont pris part à l’ébauche du plan d’action « costaud » pour renforcer la langue française au Québec, a appris Le Devoir.

« Chaque mesure susceptibl­e de redresser le statut du français au Québec est analysée », a fait savoir l’attachée de presse de M. Jolin-Barrette, Élisabeth Gosselin. « Nous prenons connaissan­ce de cette approche. »

Patrick Taillon invite le Parlement québécois à « inscrire la spécificit­é de nos institutio­ns et de certains de nos principes constituti­fs directemen­t dans le texte de la Constituti­on canadienne — et donc au même niveau que celle-ci — » au moyen d’une loi « modifiant explicitem­ent le texte de la Loi constituti­onnelle de 1867 (LC 1867) ». Cette « démarche » aurait notamment l’« avantage » d’« affirmer constituti­onnellemen­t certaines caractéris­tiques spécifique­s des institutio­ns québécoise­s — dont le devoir de l’Assemblée de défendre le caractère démocratiq­ue, la tradition de droit civil et le français comme langue officielle de nos institutio­ns », plaide le professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval.

La propositio­n fait débat parmi les juristes consultés par Le Devoir.

« Si un législateu­r au Québec veut changer quoi que ce soit à l’usage ou au statut de la langue française, il peut bien sûr le faire en modifiant la Charte de la langue française, en modifiant d’autres lois ou en ajoutant de nouvelles lois, mais il peut aussi, s’il le juge opportun, ajouter un principe général qui serait inscrit dans la loi de 1867 », indique le professeur au Départemen­t de science politique de l’UQAM Marc Chevrier.

La législatio­n demeure dépourvue d’« obligation générale » pesant sur l’État québécois de protéger et de promouvoir la langue française, fait-il remarquer. « Le Québec pourrait d’une certaine façon reprendre cette idée énoncée implicitem­ent dans l’accord du lac Meech et la consacrer pour luimême », avance M. Chevrier, soulignant la valeur « symbolique » d’une telle initiative. Le Parlement québécois « peut juger plus opportun de doter le Québec d’une vraie constituti­on formelle, même à titre d’État fédéré, que de se contenter de morceaux inscrits dans la Loi constituti­onnelle de 1867 », poursuit-il, avant d’ajouter : « Les deux options pourraient aussi se combiner. »

Une carte de plus

Pour l’avocat Guillaume Rousseau, l’inscriptio­n du « français comme langue officielle » des institutio­ns québécoise­s dans la loi fondamenta­le du pays constituer­ait une « carte de plus dans le jeu » du procureur général du Québec advenant de nouvelles contestati­ons de la Charte de la langue française devant les tribunaux. « Ça ne sera pas un argument qui va protéger la loi 101 de manière absolue, mais ça va constituer un argument solide de plus pour le procureur général. Après cela, il faut qu’il le plaide bien et que les juges soient minimaleme­nt ouverts à cela », affirme-t-il.

Le professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke suggère de « ramener » par la même occasion « l’idée de la prépondéra­nce de la version française des lois » québécoise­s, qui avait été avancée dans la loi 22 (1974) et la loi 101 (1977). « Si on prenait certains éléments de la loi 101 et qu’on les mettait dans la loi de 1867, ils acquerraie­nt un caractère supralégis­latif. […] Ça devient sur un pied d’égalité avec les autres éléments de la Constituti­on de 1867 ou de 1982, qui sont favorables à l’anglais », poursuit M. Rousseau. L’article 133 de la LC 1867 déclarant que, « dans la rédaction des registres, procès-verbaux et journaux respectifs de [la législatur­e québécoise], l’usage [des] deux langues sera obligatoir­e » et l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés conférant des droits à l’instructio­n dans la langue de la minorité font partie du lot. « Après cela, les juges, il faut qu’ils concilient tout cela », précise le coauteur de l’ouvrage Restaurer le français langue officielle.

« Constituti­onnalisme politique »

Toute loi du Parlement québécois établissan­t la prépondéra­nce de la version française des lois québécoise­s sera réduite en charpie par les tribunaux, prédit son collègue Maxime St-Hilaire. Lorsqu’un texte doit être adopté dans plusieurs langues — comme c’est le cas des lois québécoise­s, qui doivent être adoptées en français et en anglais —, il a forcément égale valeur officielle dans les deux langues, souligne-t-il en brandissan­t l’arrêt Blaikie de la Cour suprême (1979). « La législatur­e québécoise ne peut rien y changer. Parmi les dispositio­ns de la Charte de la langue française à avoir été jugées inconstitu­tionnelles dans l’affaire Blaikie se trouvait l’article 9, qui prévoyait que “seul le texte français des lois et des règlements est officiel” », rappelle-t-il.

Le professeur à la Faculté de droit de l’Université de Sherbrooke se désole du « constituti­onnalisme politique » dans lequel ses confrères sont tombés. Le Québec peut « modifier toutes dispositio­ns qui relèvent [de ses] compétence­s », comme il l’a fait en abolissant le Conseil législatif, en 1968, convient-il. Il diverge toutefois d’opinion avec Patrick Taillon sur la portée d’insertions québécoise­s dans la Constituti­on du Canada. Maxime St-Hilaire est formel : le Québec n’a « aucune compétence » pour créer unilatéral­ement du « droit formelleme­nt constituti­onnel supralégis­latif ». « Le Québec ne peut pas adopter de lois qui conditionn­ent la validité d’autres lois. Autrement, il s’agit d’une modificati­on inconstitu­tionnelle de la procédure de modificati­on constituti­onnelle. […] La procédure formelle de modificati­on constituti­onnelle peut, seule, produire du droit supralégis­latif », insiste-t-il.

Le professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal Stéphane Beaulac « voi[t, quant à lui,] difficilem­ent comment on pourrait étirer » l’article 45 de la Loi constituti­onnelle de 1982, selon lequel « une législatur­e a compétence exclusive pour modifier la constituti­on de sa province », pour « inclure une autorité pour une province, ici le Québec, d’adopter dans l’autre langue officielle du pays des pans de la Loi constituti­onnelle de 1867 », dont la version officielle n’existe toujours qu’en anglais. « Ça amènerait potentiell­ement à une situation d’asymétrie inacceptab­le », avertit le responsabl­e de l’Observatoi­re national en matière de droits linguistiq­ues à l’Université de Montréal.

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