Une crise financière que le marché de l’art ne connaît pas
La crise pandémique et ses effets sur les enchères, les foires, les musées et les galeries
La crise ? Quelle crise ? La toile de Sandro Botticelli (1445-1510) Jeune homme tenant un médaillon, réalisée entre 1470 et 1480, mise aux enchères jeudi par la maison Sotheby’s de New York, pourrait devenir l’un des tableaux de maîtres anciens les plus chers du monde. L’encanteur espère passer la barre des 100 millions de dollars canadiens avec cette vente exceptionnelle d’un des plus grands artistes de la Renaissance dont tout l’oeuvre est muséifié, ou presque.
Toujours ce jeudi, entre 13 h et 20 h, la maison Heffel finalisera plusieurs enchères en ligne qui devrait encore rapporter gros. Heffel a organisé une vingtaine de ventes semblables l’an dernier avec d’étonnants succès. Dog and Bridg, d’Alex Colville, estimé à au plus 1,2 million a rapporté le double le 15 juillet tout comme La Plage de J.W. Morrice a fait la culbute et passé le million le 2 décembre. « Le marché de l’art demeure solide », résume Tania Poggione, directrice du bureau montréalais d’Heffel.
La crise pandémique ne compte-telle donc pas ?
La crise est-elle bonne ou mauvaise pour le marché de l’art ? reprend Nathalie Moureau, professeure à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, spécialisée en économie de la culture et de l’art contemporain en particulier. « La crise est presque une aubaine pour l’offre. Le marché de l’art s’appuie sur les trois D qui apportent les oeuvres sur les marchés : les décès, les dettes et les divorces. C’est un peu cynique, mais il faut reconnaître que, du fait de la crise, on aura plus de décès, plus de divorces et plus de personnes endettées. Les conditions sont réunies pour que les oeuvres de qualité arrivent sur le marché. »
Christine Bernier, professeure d’histoire de l’art de l’Université de Montréal, elle aussi spécialiste du marché de l’art et de ses instances de validation, rappelle que la catastrophe planétaire a profité à quelques happy fews déjà « überchoyés ». « La pandémie augmente les écarts de richesse, dit-elle. Les plus riches sont devenus encore plus riches. Cette réalité a aussi des impacts dans le monde de l’art et sur le marché de l’art en particulier. »
Jeff Bezos, créateur du site Amazon, a empoché 16,5 milliards de dollars canadiens de profits en une seule journée en juillet. Les dix plus grandes fortunes du monde ont gonflé d’environ 700 milliards en 2020. Alors, dépenser 100 millions pour un Botticelli…
« Il y a de bonnes chances pour que le haut du marché ne s’écroule pas, dit la professeure Moureau. En fait, un petit nombre de transactions fait des prix très, très élevés et compte pour une bonne part du total. Le Botticelli risque de se retrouver dans cette classe à part. »
Des pôles transactionnels
Cela posé en toile de fond, les deux spécialistes interviewées distinguent l’effet de la pandémie sur les foires, les galeries, les maisons d’encan, les musées et les galeries, soit les principaux pôles transactionnels dans le monde de l’art.
Foires. La foire de Bâle, la plus importante de ce monde, a déplacé en septembre sa mouture prévue au printemps 2020 puis l’a carrément annulée en vrai. L’ersatz proposé ensuite en virtuel n’a pas donné le résultat espéré. L’édition de cette année vient d’être reportée en septembre en misant sur le retour au présentiel. « Les foires en version numérique ne marchent pas, résume la professeure de Montréal. Elles ont besoin de l’expérience de sociabilité pour attirer le public VIP. » Sa collègue de Montpellier ajoute que les collectionneurs ont vite été débordés par l’afflux immodéré de documentations en ligne en provenance des galeries, des musées et des foires.
Encans. Christie’s et Sotheby’s, les deux soeurs géantes du secteur ont connu une baisse d’activité au tout début de la pandémie, mais les bonnes affaires ont vite retrouvé l’erre d’aller des dernières années. En décembre, Christie’s annonçait un bilan annuel de 3,7 milliards de livres (6,4 milliards de dollars canadiens), un recul de 19 % par rapport à 2019. Sotheby’s totalisait 2 milliards de livres (4,7 milliards), une chute de 27 %. Signe des temps : 80 % des enchères ont été reçues en ligne par Sotheby’s.
« Les maisons de vente étaient bien mieux préparées au numérique que les galeries », résume la professeure Moireau. La maison Heffel de Montréal, Toronto et Vancouver a mis en place une salle virtuelle en juillet. « Nos ventes en ligne ont très bien performé », dit la directrice Poggione.
Musées. La professeure Christine Bernier rappelle que si le marché demeure profitable aux maisons d’encans, il en va tout autrement pour les musées qui ne pourraient aucunement payer les fortunes stratosphériques exigées pour les meilleures oeuvres. « Le Botticelli en vente vient d’une collection privée et a été prêté pour des expositions muséales ces dernières décennies, ce qui a augmenté sa renommée. L’oeuvre reste hors de portée des musées et va passer aux mains d’un nouveau collectionneur privé. Il va rester inaccessible et son acheteur ne va pas donner le tableau à un musée en échange de déductions fiscales. C’est malheureux. »
Galeries. « Les achats d’oeuvres ont continué, mais avec des variations d’une galerie à l’autre, » résume Julie Lacroix, directrice générale de l’Association des galeries d’art contemporain (AGAC) qui regroupe une quarantaine de galeries québécoises et canadiennes. Au Québec, les galeries ont pu continuer leurs activités pendant une bonne part du confinement, contrairement aux musées.
Le virtuel n’a pas compensé toutes les pertes. Certaines galeries étaient mieux préparées que d’autres pour basculer en ligne. L’AGAC espère développer cette année une plateforme unifiée qui offrirait du contenu sur tous les aspects du marché de l’art, y compris un calendrier complet des expositions et des activités du milieu.
La professeure Nathalie Moureau vient de réaliser une étude pour le Comité professionnel des galeries d’art de France pour comprendre comment le secteur a résisté à la crise. Là aussi, les salles commerciales sont restées ouvertes et ont continué à recevoir des visiteurs. Leur chiffre d’affaires a tout de même diminué du quart, voire de la moitié, pour certaines. En plus, des charges (comme le loyer extrêmement cher à Paris) demeurent incompressibles et l’annulation de la Fashion Week a privé le secteur de collectionneurs fortunés. « Les galeristes préfèrent les rapports personnels et c’est compliqué de travailler avec le numérique », résume la professeure Moureau.
Les plus dynamiques ont tenté des expériences en virtuel. « Les galeries ont beaucoup souffert de la crise, mais elles sont plutôt dans un esprit positif et combatif », résume la professeure qui renote la difficulté à faire basculer en ligne la portion supérieure du marché. « Le virtuel est surtout bon pour les oeuvres plus décoratives », dit-elle.
Les conditions sont réunies pour que les oeuvres de qualité a rrivent sur le marché NATHALIE MOUREAU »