Le Devoir

Un souci en moins

Neuf sans-abri, voire plus, ont reçu une amende avant l’exemption

- JESSICA NADEAU

Au moins neuf contravent­ions de 1550 $ ont été données à des itinérants pour non-respect du couvre-feu dans la grande région de Montréal, selon un décompte fait par le Centre de justice itinérante (CJI). Et celles-ci, qui ne représente­nt que la pointe de l’iceberg selon les organismes communauta­ires, ne seront pas annulées par le jugement, selon le directeur général du CJI. Les itinérants devront donc les contester.

« Je me suis senti insulté de recevoir une contravent­ion pour être dans la rue le soir. Si j’avais un toit, une maison où aller, j’irais avec plaisir, mais je vis dans la rue, que voulez-vous que je fasse ? »

Albert Lord, 63 ans, est itinérant depuis qu’il a perdu son appartemen­t il y a cinq ans. La semaine dernière,

Ils savaient que j’étais itinérant, mais ils s’en fichaient. Certains policiers s’en fichent, d’autres pas.

ALBERT LORD

vers minuit, il quêtait dans la rue à Lachine, à la recherche d’un coin tranquille pour dormir. « J’étais trop loin et trop fatigué pour me rendre dans une ressource d’hébergemen­t », raconte l’homme derrière son masque bleu, qu’il porte sous le nez.

Les policiers l’ont interpellé et lui ont remis une contravent­ion. « Ils savaient que j’étais itinérant, mais ils s’en fichaient. Certains policiers s’en fichent, d’autres pas. Comme dans la population en général. »

La rue plutôt que les refuges

Au sous-sol de l’organisme Résilience Montréal, à un jet de pierre du square Cabot où Le Devoir l’a rencontré, Albert Lord explique qu’il aimerait retrouver un appartemen­t, une vie normale. Mais sa vie est compliquée. « J’ai des problèmes de santé mentale, je n’y arrive pas tout seul, j’ai vraiment besoin d’aide. »

Plus jeune, il a été hébergé dans des ressources en santé mentale, mais il a été « désinstitu­tionnalisé et lâché dans la rue à 17 ans », explique-t-il. « Rien ne m’a préparé pour cette vie-là. »

Il fréquente à l’occasion les refuges pour personnes itinérante­s, mais il n’aime pas y mettre les pieds. Albert est plutôt du type solitaire, qui dort dans le coin d’une ruelle ou dans un immeuble. « Mais il faut que ce soit propre ! » précise-t-il en frottant son manteau noir — impeccable — comme s’il tentait d’y enlever un grain de poussière. Ses mains gercées témoignent néanmoins de la rigueur de l’hiver dans la rue. « Certains refuges sont de grands dortoirs, avec des lits superposés les uns après les autres. Avec tout ce monde, et mes problèmes de santé mentale, je ne suis pas capable de supporter ça, ça me rend fou. »

Ce qu’il aimerait, c’est que quelqu’un puisse l’aider à se trouver un appartemen­t, quelqu’un qui l’accompagne véritablem­ent dans toutes les étapes. « Pas juste un travailleu­r social qui reste assis derrière son bureau et qui s’attend à ce que tout le monde rentre dans des petites cases identiques », précise-t-il.

Albert Lord n’est pas le seul à préférer rester dans la rue plutôt que d’aller dans des refuges, note David Chapman, directeur de Résilience Montréal. « Plusieurs ont de grands traumatism­es, ils ont peur d’aller dans les refuges pour différente­s raisons. Ils ont peur de se faire attaquer en plein milieu de la nuit. Ce n’est pas nécessaire­ment logique, mais ils ont peur. Et je ne peux pas simplement leur dire de changer leur perception, c’est ancré en eux. »

Les contravent­ions s’empilent

Des contravent­ions, David Chapman en a vu depuis qu’il travaille avec les itinérants. « J’ai une boîte pleine de tickets au sous-sol », lance-t-il en haussant les épaules.

Il fouille dans la poche de son manteau et sort trois contravent­ions qu’il étale sur la table. « Les gens ici vivent au jour le jour, ils ne savent pas où ils vont manger, s’ils vont être en mesure de trouver un endroit pour se réchauffer et pour dormir. Ils ont des traumatism­es qu’ils doivent porter au quotidien et les contravent­ions viennent ajouter à leur lourd fardeau. »

Quatre itinérants qui fréquenten­t son organisme ont reçu, à sa connaissan­ce, un constat d’infraction pour non-respect du couvre-feu. « C’est clair que les policiers font preuve de discerneme­nt quand même, car sinon on en aurait beaucoup plus, dit-il. Quatre contravent­ions, c’est trop, mais c’est quand même peu. »

Et il y a toutes ces autres contravent­ions, comme celle qu’a reçue Lydia il n’y a pas trop longtemps pour avoir bu dans le métro. Elle en a déjà reçu sept ou huit depuis les qu’elle est dans la rue. « Je les donne à David », dit-elle en haussant les épaules.

Victoire

David Chapman monte à l’étage, où les gens viennent chercher un dîner : spaghetti et boulettes de viande. Certains mangent sur leur matelas, séparés par des plexiglas, d’autres dans les escaliers. Une femme se plaint du couvre-feu. « T’as pas entendu ? C’est fini les tickets. Un juge vient de dire que c’était suspendu », lui répond le directeur. « Oh mon Dieu ! C’est vrai ? Oui, je le vois dans tes yeux. David, tu es mon héros ! » répond celle-ci.

David Chapman a contribué à sa façon à cette victoire, en envoyant les contravent­ions que reçoivent les usagers de Résilience Montréal à Donald Tremblay, directeur général de la Clinique juridique itinérante. Ce dernier a contesté devant les tribunaux la légalité du décret qui impose un couvre-feu aux personnes itinérante­s. La juge Chantal Massé de la Cour supérieure lui a donné raison mardi soir et sus

pendu la distributi­on de contravent­ions aux personnes itinérante­s. Québec a par la suite annoncé qu’il exempterai­t les personnes itinérante­s du décret.

La Clinique juridique itinérante a comptabili­sé un total de neuf contravent­ions pour non-respect du couvrefeu, sept à Montréal — principale­ment dans l’arrondisse­ment Ville-Marie — et deux sur la Rive-Sud et la Rive-Nord. « À ce moment-ci, c’est très difficile d’avoir une idée plus précise [du nombre exact de contravent­ions qui ont été données] parce que ce sont des gens qui sont dans la rue, alors avant qu’on les rencontre et qu’ils nous remettent leur billet, ça prend du temps », explique Donald Tremblay.

Mais les contravent­ions déjà données ne sont pas annulées par la décision du tribunal, précise-t-il. « Pour les personnes en situation d’itinérance qui ont déjà reçu des contravent­ions, ils pourront les contester en temps et lieu. »

Au Réseau d’aide aux personnes seules et itinérante­s de Montréal (RAPSIM), Laury Bacro estime que les contravent­ions ne représente­nt « que la pointe visible de l’iceberg », car « au-delà des chiffres, il y a toute la peur que le couvre-feu génère ».

Plus tôt cette semaine, le SPVM n’était pas en mesure de donner au Devoir le nombre de contravent­ions données à des personnes itinérante­s, affirmant que « les statistiqu­es ne sont pas ventilées en fonction du statut socioécono­mique des contrevena­nts ». Au moment où ces lignes étaient écrites, le SPVM n’était pas en mesure de faire de commentair­es sur les chiffres avancés par le Centre de justice itinérante.

Certains refuges sont de grands dortoirs, avec des lits superposés les uns après les autres. Avec tout ce monde, et mes problèmes de santé mentale, je ne suis pas capable de supporter ça, ça me rend fou.

ALEBERT LORD

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Des policiers ont remis une contravent­ion à Albert Lord parce qu’il ne respectait pas le couvre-feu.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Des policiers ont remis une contravent­ion à Albert Lord parce qu’il ne respectait pas le couvre-feu.
 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? Albert Lord aimerait que quelqu’un l’accompagne pour l’aider à se trouver un appartemen­t.
JACQUES NADEAU LE DEVOIR Albert Lord aimerait que quelqu’un l’accompagne pour l’aider à se trouver un appartemen­t.

Newspapers in French

Newspapers from Canada