Le Devoir

Internet s’invite à la Bourse

Les jeunes prennent les marchés d’assaut, et ce, non sans risques

- CLÉMENCE PAVIC

L’assaut des marchés par de nouveaux investisse­urs amateurs qui veulent profiter de l’embellie boursière conjuguée à la montée en flèche de certaines actions en raison de leur visibilité sur les médias sociaux, inquiète des experts. Si certains investisse­urs pourraient être tentés de se lancer dans l’aventure — par peur de manquer le bateau —, les risques sont toutefois très réels.

Avec ses 3,4 millions d’abonnés, le forum WallStreet­Bets du site Reddit est à l’origine d’une incroyable spéculatio­n qui s’empare des marchés. Des investisse­urs se regroupent sur la plateforme pour ébranler les fonds spéculatif­s, entraînant la montée en flèche de nombreuses actions, parmi lesquelles GameStop, BlackBerry, Nokia ou encore AMC Entertainm­ent.

Les gens investisse­nt au gré des tendances qu’ils voient passer sur Internet, « c’est le syndrome de FOMO

[Fear of missing out ou la peur de manquer quelque chose] », explique Reena Atanasiadi­s, doyenne à la Faculté d’administra­tion de l’Université Bishop’s. Cette tendance est encouragée par la « démocratis­ation du marché boursier, notamment chez les plus jeunes » avec des plateforme­s de courtage comme Robinhood ou Wealthsimp­le, estime l’experte. « On voit la même chose avec Bitcoin », souligne Mme Atanasiadi­s.

Sur Instagram, YouTube ou TikTok, les comptes reliés à l’investisse­ment et les cryptomonn­aies foisonnent, encouragea­nt les plus novices à tenter leur chance.

Surfer sur la vague boursière

Tout juste âgé de 19 ans, Willyam Houle a commencé à s’intéresser à la finance au courant de l’été dernier, alors que les marchés se remettaien­t de la chute du printemps. Le cégépien a d’abord investi dans les cryptomonn­aies, comme le « Bitcoin, Ethereum et d’autres “altcoin” », avant d’acheter ses premières actions en bourse au mois de décembre. « En un mois, j’ai fait [un rendement de] 20 % de mon investisse­ment total », se réjouit-il.

Pour appréhende­r ce monde nouveau, l’étudiant passe beaucoup de temps en ligne, sur YouTube ou sur les groupes Facebook pour en apprendre davantage. « À chaque fois que j’ai des temps libres, je regarde des vidéos. Pour le prix des stocks, je regarde et je surveille ça tout le temps », souligne celui qui s’exerce également à négocier des actions grâce à des outils de simulation en ligne.

Pour ce qui de la volatilité des cryptomonn­aies, le jeune investisse­ur n’est pas inquiet. « C’est le futur et je suis confiant de mes placements. L’Ethereum et le Bitcoin pour moi sont des valeurs presque sûres [même si] rien n’est jamais sûr. » Pour ce qui est des autres cryptomonn­aies, il explique que « la volatilité permet de faire des gains rapides pour ensuite [investir] ces profits-là

dans le Bitcoin ou bien l’Ethereum », reconnaiss­ant toutefois « qu’il est possible de perdre rapidement aussi ».

Vincent Manuarii Naulet, un autre jeune investisse­ur enthousias­mé par l’embellie boursière des derniers mois, est quant à lui d’un autre avis. « Pour moi, les cryptomonn­aies, c’est un non catégoriqu­e. » Il préfère investir sur le marché, plus tangible selon lui.

Comme beaucoup d’autres depuis les derniers jours, le jeune investisse­ur surveille la page WallStreet­Bets. Pour lui, ce qui s’est passé avec Gamestop va se répéter avec d’autres actions, « c’est certain ». Et il y a une occasion à saisir, croit-il.

Mardi, après avoir passé au peigne fin les discussion­s sur WallStreet­Bets, il a rapidement investi dans les actions de trois entreprise­s visées par une envolée. Le lendemain, à la clôture des marchés, les rendements qu’il espérait ont été au rendez-vous : +32,42 % pour Black Berry (BB) ; +40,17 % pour Nokia ADR (NOK), et +300,71 % pour AMC Entertainm­ent (AMC).

Pour le moment, « je n’ai jamais subi de grosses pertes et je touche du bois », affirme celui qui s’est mis à gérer lui-même ses investisse­ments

Les jeunes investisse­urs sont dans une machine dont ils ne connaissen­t »

pas la portée

FABIEN MAJOR

en novembre, après avoir fait affaire pendant deux ans avec une agence de placement. « En deux mois, j’ai fait plus de rendement tout seul qu’en deux ans [avec l’agence] parce que j’ai un meilleur contrôle sur mes actions. »

« C’est sûr que ça peut parfois être stressant », reconnaît le jeune investisse­ur. « Mais ça fait depuis le début de l’année 2020 qu’on dit que ça va éclater… Je préfère sauter sur les opportunit­és, et si ça crashe, tant pis. L’argent revient toujours, mais les opportunit­és ne reviennent pas. »

« Finance toxique »

Fabien Major, planificat­eur financier et associé principal de Major Gestion Privée Assante, s’inquiète de l’engouement actuel des « traders amateurs ». « Ce qui leur manque — surtout ceux qui se regroupent sur les réseaux sociaux — par rapport aux profession­nels, ce sont quelques années d’expérience, mais aussi quelques coups durs », pense M. Major.

« Le problème en ce moment, c’est qu’il y a une absence de stratégie de sortie chez ces jeunes investisse­urs. Ils ne savent pas quand s’arrêter. Ils ne savent pas quand prendre les profits. Ils ne savent pas non plus reconnaîtr­e un titre spéculatif, versus un investisse­ment », ajoute l’expert.

Et les investisse­urs ne comprennen­t pas non plus toujours les revers des applicatio­ns de courtage en ligne qu’ils utilisent, estime Fabien Major. « Il y a une stratégie de marketing très forte avec ces plateforme­s. On fait croire [à ces jeunes investisse­urs] qu’ils sont en contrôle et qu’ils peuvent gagner de l’argent facilement, mais il y a de gros risques » ajoute-t-il.

De l’avis de l’expert, « le modèle des firmes de courtage à escompte n’est pas tant de démocratis­er l’investisse­ment », mais plutôt « d’inciter à faire le plus de transactio­ns possible parce que ça génère des profits pour la compagnie. »

« Les jeunes investisse­urs sont dans une machine dont ils ne connaissen­t pas la portée. On est en train d’ouvrir les portes d’une finance complexe, toxique et extrêmemen­t dangereuse à tous. »

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MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Vincent Manuarii Naulet, un jeune investisse­ur enthousias­mé par l’embellie boursière des derniers mois, préfère investir sur le marché, plus tangible selon lui que les cryptomonn­aies.

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