Le Devoir

À armes inégales

- GUY TAILLEFER

Les cris d’alarme passent, les inégalités demeurent. Dans un rapport truffé de données imparables, OXFAM (re)constatait lundi que le « virus de l’inégalité » devenait plus infectieux que jamais pour cause de pandémie de COVID-19. Le rapport relève que les 1000 plus grands richards du monde ont essuyé en neuf petits mois leurs pertes dues à la pandémie, mais qu’il faudrait au moins dix ans aux plus pauvres pour se rétablir économique­ment, si tant est qu’il soit plausible de parler pour eux de « rétablisse­ment ». Qu’à eux seuls, ces milliardai­res possédaien­t des avoirs (11 950 milliards de dollars) équivalant à la somme de tout ce que les gouverneme­nts du G20 ont dépensé jusqu’à maintenant pour affronter la pandémie. Et que les dix plus fortunés d’entre eux auraient les poches assez profondes pour financer la distributi­on de traitement­s et de vaccins pour chacun des habitants de la planète.

Qui a besoin qu’on leur fasse un dessin pour comprendre que, comme l’écrivait le printemps dernier dans nos pages l’ancienne juge de la Cour suprême du Canada, Louise Arbour, « cette pandémie nous rappelle haut et fort que personne n’est vraiment en sécurité tant que nous ne sommes pas tous en sécurité » ? En sécurité à l’intérieur de nos sociétés, une question à laquelle, par proximité, nous sommes forcément plus sensibles, comme à l’échelle mondiale, ce à quoi nous le sommes moins.

Or, depuis un an, s’est creusé un abîme d’iniquité entre le Nord et le Sud dans la lutte contre le coronaviru­s, un abîme susceptibl­e, disait OXFAM en décembre dernier dans un autre cri d’alarme, de laisser sur le long terme des « milliards de personnes » en plan et d’aggraver la détresse collective des pays pauvres et dits en développem­ent — une détresse qui est, plus spécifique­ment, celle des femmes et des enfants déscolaris­és. Cette semaine encore, le président sud-africain, Cyril Ramaphosa, qui milite en vain auprès de l’OMC pour une suspension des brevets des grandes compagnies pharmaceut­iques afin que des soins puissent être mieux distribués, a condamné le fait que les « pays riches accaparent les vaccins », malgré leur grandiloqu­ente promesse de faire d’eux un « bien commun mondial ». Une accusation qui montre du doigt le comporteme­nt du Canada, entre autres.

Aussi était-il assez choquant d’apprendre il y a quelques jours que le géant Pfizer, fabricant d’un vaccin que les pays riches s’arrachent d’autant plus que l’entreprise accuse maintenant des retards de livraison, faisait pression auprès du gouverneme­nt Trudeau pour que soient inclus des allégement­s fiscaux ciblés pour les entreprise­s dans le prochain budget fédéral, et ce, tout en critiquant les efforts pourtant modestes d’Ottawa pour lutter contre l’évitement fiscal des multinatio­nales. Un peu plus, et on crierait au chantage !

Une autre étude publiée lundi est celle de la Chambre de commerce internatio­nale, basée à Paris. Celle-là ne pleure pas sur l’absence de solidarité avec les pays pauvres, elle joue plutôt sur les intérêts strictemen­t commerciau­x des pays riches. Elle plaide qu’à ne point s’employer à garantir un accès universel aux soins, les pays riches pratiquent un « nationalis­me vaccinal » qui risque au final de leur causer un tort commercial énorme, pour cause de rupture des chaînes mondialisé­es de production et d’étrangleme­nt des économies de consommati­on. Cette étude ne prend pas les nantis par les sentiments, elle les prend par le portefeuil­le. On patauge évidemment ici dans « l’hypercapit­alisme » que dénonce l’économiste français Thomas Piketty, loin d’une transition vers un modèle de développem­ent plus durable. C’est pourtant la logique qui risque de s’imposer par force d’inertie — une logique par laquelle l’économie mondiale sera finalement relancée sur la base d’inégalités plus profondes encore.

Perspectiv­es plutôt désespéran­tes, en effet. D’autant que les gouverneme­nts n’affichent guère d’empresseme­nt à prendre le taureau de ces inégalités par les cornes. Il le pourrait et le devrait en imposant au plus vite aux grands bénéficiai­res de la crise une taxe d’urgence sur leurs profits, comme le propose par exemple l’organisati­on Americans for Tax Fairness. La pandémie et les mesures de confinemen­t ont anéanti à l’échelle mondiale des millions de PME, avec à la clé des explosions de colère sociale de plus en plus nombreuses. Qu’y a-t-il de plus juste, dans l’immédiat, que d’exiger des barons de l’industrie technologi­que — et consorts — de faire une contributi­on « spéciale » ? Aux États-Unis, cette idée élémentair­e n’emballe pas pour l’instant Joe Biden, qui prétend avoir l’ambition d’être le président « le plus progressis­te depuis Franklin D. Roosevelt ». Il se trouve pourtant que la gravité de la situation exige des mesures décisives et concertées de justice sociale et fiscale. À l’est et à l’ouest, au nord et au sud.

La gravité de la situation exige des mesures décisives et concertées de justice sociale et fiscale. À l’est et à l’ouest, au nord et au sud.

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