Le Devoir

Journalism­e et « militance »

- EMILIE NICOLAS

Le titre du rapport en dit déjà long. Un nouveau paradigme mondial : comprendre le mouvement progressis­te transnatio­nal, la transition énergétiqu­e et la Grande Transforma­tion qui étouffent l’industrie du pétrole albertain. Rendu public plus tôt en janvier, le texte de 133 pages a été commandé par le gouverneme­nt albertain de Jason Kenney dans le cadre de sa Commission d’enquête publique sur les campagnes anti-énergie albertaine — encore un autre titre éloquent. Le texte est signé par une Tammy Nemeth et n’est que le plus flamboyant des rapports négationni­stes des changement­s climatique­s commandés par la Commission, qui coûte par ailleurs 3,5 millions de dollars en fonds publics.

Si l’on en croit Mme Nemeth, le mouvement progressis­te transnatio­nal veut détruire le « système industriel capitalist­e occidental actuel » pour le remplacer par un nouveau système : « la vie après la Grande Transforma­tion sera constammen­t sous surveillan­ce, courte, froide et misérable, comme lors des temps préindustr­iels », tente-t-on de nous avertir. Les mouvements jeunesse, tels que celui lancé par Greta Thunberg, ainsi que les médias seraient des relais primordiau­x de l’idéologie. L’autrice du rapport salue au passage le National Post et le Sun News Network, les seuls médias canadiens qui résisterai­ent encore et toujours à l’envahisseu­r progressis­te.

On pourrait en rire. Sauf qu’il s’agit d’un texte qui a coûté 28 000 $ au gouverneme­nt de l’Alberta, selon Vice. Et qui s’attaque à la crédibilit­é des médias, en visant particuliè­rement les journalist­es assignés aux questions climatique­s. L’Associatio­n canadienne des journalist­es (ACJ) a cru bon de réagir, mardi, aux accusation­s de propagande envers plusieurs de ses membres. Le porte-parole de l’ACJ, Brent Jolly, a souligné que « les journalist­es devraient toujours s’attendre à un ressac public lorsqu’on met au jour des vérités difficiles » — mais que de là aux soupçons d’être des agents de désinforma­tion, il y a une marge.

Le danger, ce serait de réagir à cette nouvelle avec le confort de la distance et des « Ah ! Ils sont fous, ces Albertains ». D’abord, il s’agit ici du gouverneme­nt Kenney en particulie­r, sur la question énergétiqu­e en particulie­r : les âmes sensibles au Quebec bashing devraient faire attention à ne pas tomber dans ce même piège des généralisa­tions. Ensuite, ce n’est pas comme si le Québec n’avait pas ses propres complotist­es et ses propres dénis « systémique­s » gouverneme­ntaux à surveiller ici même.

Ce qui transcende le contexte local dans cette histoire de Commission publique, c’est l’associatio­n entre journalism­e et militance, lorsque les faits rapportés s’avèrent gênants pour la vision idéologiqu­e d’un gouverneme­nt ou d’une partie de la population. On en a beaucoup parlé dans le contexte américain, où un président a essentiell­ement accusé pendant quatre ans la presse d’être incapable de faire son travail. Bien des journalist­es de la colline Parlementa­ire à Ottawa ont déploré une version, certes bien plus légère, du même phénomène lors des années Harper.

Ici, au Québec, les accusation­s de « militance » envers les journalist­es sont de plus en plus fréquentes sur les médias sociaux. Quand une nouvelle factuelle nous déplaît, on cherche à trouver d’où viennent l’argent et l’influence, en passant par les classiques complots fédéralist­es jusqu’aux sophismes ad George Soros. La confusion entre les exigences du reportage, du journalism­e d’opinion et du billet d’humeur contribue aussi certaineme­nt au manque de confiance grandissan­t d’une partie du public envers les médias québécois.

Par ailleurs, dans le contexte de la pandémie, on a vu comment le premier ministre François Legault pouvait lui-même relayer de tels soupçons infondés envers des journalist­es qui lui déplaisent. On peut penser au cas d’Aaron Derfel, attitré aux questions de santé par The Montreal Gazette, et aux liens qu’il a tenté d’établir entre la méfiance envers la gestion gouverneme­ntale de la pandémie et « les médias anglophone­s ».

Finalement, les accusation­s de militance peuvent circuler dans les salles de nouvelles elles-mêmes. Au fil du temps, j’ai eu l’occasion d’entendre plusieurs femmes qui cumulent des années d’expérience dans le métier raconter comment, alors qu’elles étaient plus jeunes et beaucoup plus minoritair­es qu’aujourd’hui en journalism­e, il était difficile de proposer des reportages qui touchent la condition féminine sans que les accusation­s de militantis­me féministe et donc de manque d’objectivit­é et de profession­nalisme fusent rapidement. Si la situation avait été encore la même aujourd’hui, il aurait été très difficile d’avoir accès au journalism­e d’enquête exceptionn­el qui a propulsé le mouvement #MoiAussi, entre autres exemples. Lorsqu’on leur donne l’occasion de s’exprimer sur la question, les quelques reporters autochtone­s, racisés, queer, trans ou handicapés qui évoluent dans l’environnem­ent médiatique sont nombreux à rapporter des expérience­s similaires aujourd’hui.

Qu’elle vienne du public, de rapports douteux, des élus ou même des médias eux-mêmes, cette associatio­n de plus en plus fréquente entre journalism­e et militance nourrit une crise de confiance envers l’informatio­n factuelle dont on sentira les conséquenc­es dans les décennies à venir.

Le danger, ce serait que les organisati­ons médiatique­s soucieuses de protéger leur crédibilit­é lorsqu’elles font l’objet d’une attaque évitent de plus en plus souvent de creuser la vérité lorsque celle-ci risque de contrarier une bonne partie de l’opinion publique.

En Alberta, ce serait de faire attention à ce que l’on dit sur les changement­s climatique­s ou sur la transition énergétiqu­e, afin de ne pas être inondés de plaintes ou de campagnes de désabonnem­ent massives. Et au Québec ? Moins on sous-estimera les risques que ces mouvements post-vérité posent pour l’informatio­n, mieux on s’en sortira.

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