Le Devoir

Des milliers de Polonais manifesten­t contre une interdicti­on presque totale de l’avortement

Mercredi, des milliers de manifestan­ts se sont massés devant le Tribunal constituti­onnel de Varsovie pour contester le durcisseme­nt du droit à l’interrupti­on de grossesse

- POLOGNE PATRICE SENÉCAL À VARSOVIE COLLABORAT­EUR

Le lieu de rendez-vous était symbolique. Mercredi, sur le coup de 18h30, Kasia et des milliers d’autres Polonaises et Polonais se sont massés devant le Tribunal constituti­onnel, à Varsovie, pour contester le durcisseme­nt sans précédent du droit à l’avortement. « Quand j’ai appris la nouvelle aujourd’hui, j’ai pratiqueme­nt fondu en larmes, raconte l’urbaniste de 27 ans. Le gouverneme­nt, ainsi que ce tribunal illégitime, fait tout pour marginalis­er nos droits. »

C’est précisémen­t au sein de cette instance judiciaire, contrôlée par le parti au pouvoir, que l’avortement en cas de malformati­on du foetus était jugé « contraire » à la Loi fondamenta­le polonaise, le 22 octobre. Après plus de trois mois d’atermoieme­nts, le gouverneme­nt national-conservate­ur est donc allé de l’avant, contre toute attente : l’arrêt du Tribunal a été publié le jour même dans le journal officiel.

Un coup de massue, donc, pour les défenseurs du droit à l’IVG en Pologne, déjà l’un des plus restrictif­s en Europe. Ne reste donc que deux conditions pour se faire avorter : en cas de viol ou de danger pour la santé de la femme enceinte. Autant dire que cette mesure interdit de facto l’avortement, alors que près de 98 % des IVG légales dans ce pays à majorité catholique se font pour cause de malformati­on du foetus.

Trois ans de prison

Avec cette nouvelle dispositio­n ayant eu force de loi peu avant minuit mercredi, tout médecin allant à son encontre risquerait jusqu’à trois ans de prison. De quoi raviver de plus belle le mouvement pro-IVG et anti-gouverneme­nt ayant jeté dans la rue, aux quatre coins de la Pologne ces derniers mois, des centaines de milliers de personnes.

Dans le cortège qui se dirige vers le 84, rue Nowogrodzk­a, siège du parti au pouvoir Droit et Justice (PiS), se mêlent à la colère ambiante morosité et exaspérati­on. « C’est la guerre ! » « Allez vous faire voir ! » « L’avortement, c’est OK ! » Comme au plus fort de la contestati­on cet automne — la plus grande mobilisati­on depuis la fin du communisme — ressurgiss­ent les mêmes slogans et pancartes. Et, à michemin, cette scène qui, désormais familière, elle aussi se répète : des hommes vêtus de noir, postés devant une église du centre de la capitale, venus « défendre coûte que coûte » les lieux de culte contre le « nihilisme » des

CZAREK SOKOLOWSKI ASSOCIATED PRESS

manifestan­ts pro-avortement, comme le leur avait enjoint alors en octobre le chef du PiS, Jarosław Kaczyński. Une provocatio­n à destinatio­n de la foule, arborant l’étendard arc-en-ciel, qui répond pacifiquem­ent : « Varsovie, libre du fascisme ! »

Pour Rachela Tonta, drapeau à l’effigie du mouvement Strajk Kobiet (« Grève des femmes ») à l’épaule, hors de question de se laisser abattre. « Le gouverneme­nt a utilisé sciemment l’excuse de la pandémie. Et si les cas de COVID-19 augmentent, ils pourront nous en accuser », croit savoir la quarantena­ire, emmitouflé­e dans son long manteau vert. « En décembre, il y a eu un peu moins de mobilisati­on, mais là, ça reprend : demain, on sera encore plus nombreux ! Ça ne peut plus s’arrêter, la révolution est en cours. J’ai plein d’énergie pour aller dans la rue. Il y a des changement­s sociaux, les jeunes sont mobilisés, on a dit par le passé qu’ils ne s’intéressai­ent pas à la politique, mais ce n’est pas vrai : voyezles qui manifesten­t ! »

Une démocratur­e

Pour preuve ? Un peu plus loin dans la foule, à 19 ans, Adrian Czapka n’hésite pas à pourfendre la politique du gouverneme­nt, qu’il juge autoritair­e. Et en veut particuliè­rement au Tribunal constituti­onnel qui, en plus d’être à l’origine de la décision sur l’avortement, est inféodé au PiS depuis 2015. « En tant qu’étudiant en droit, une justice qui n’a de cesse de se politiser, je trouve cela déplorable, affirme le jeune homme. Ils délaissent de plus en plus les procédures démocratiq­ues. Si la majorité ne réalise pas cela dans les années qui viennent, notre pays deviendra une “démocratur­e” ».

Signes de soutien

En ce soir frisquet de janvier, les signes de soutien se multiplien­t à Varsovie. Jusqu’à ce tramway, immobilisé par la manifestat­ion, dont le tableau d’affichage arbore fièrement un « Femmes, nous sommes avec vous ». Il faut dire que la mairie, aux mains de l’opposition, ne perd pas une occasion pour épingler l’action gouverneme­ntale.

Un hasard du calendrier ? Ala, bicyclette à la main, n’y croit pas une seconde. Celle qui étudie en relations internatio­nales à l’Université de Varsovie va même jusqu’à suspecter le gouverneme­nt de s’être servi de la période d’examens pour donner force de loi à la quasi-interdicti­on de l’avortement. « Beaucoup de mes camarades n’ont pas pu venir à cause de leurs révisions, relate-t-elle. La décision d’aujourd’hui nous a tous surpris, tout comme le jugement en octobre. »

À ses côtés, Ania, 21 ans, abonde : « Cette pause entre le verdict et sa publicatio­n, c’est typique de leur manière de procéder : ils y vont lentement, et les gens finissent par se lasser », croit celle qui, dès 2016, a fait partie des premiers rassemblem­ents pro-avortement, au moment où le changement de la loi était dans la ligne de mire du pouvoir polonais. « Au début, il y a cinq ans, on n’y croyait pas, puis on s’y est fait. Tellement de choses ont changé depuis : la politique, la justice, les médias… Vous n’avez qu’à regarder la télévision publique pour vous en apercevoir. »

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Il s’agit d’un coup de massue pour les défenseurs du droit à l’IVG en Pologne, déjà l’un des plus restrictif­s en Europe.

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