Le Devoir

L’art, suspect numéro un

- ODILE TREMBLAY

La semaine dernière, le Montreal Gazetterév­élait que la vitrine de la BBAM ! Gallery, sur la rue Atwater à Montréal, avait été vandalisée par des adeptes de QAnon. Ils avaient écrit avec leurs bonbonnes : « Pedogate ». Selon la théorie conspirati­onniste, des pédophiles issus d’élites satanistes, Hillary Clinton, Barack Obama, Bill Gates, diverses stars hollywoodi­ennes et les médias traditionn­els auraient créé le virus de la COVID afin d’éliminer une partie du bon peuple en imposant une vaccinatio­n massive et nocive.

Ses adeptes voyaient (certains persistent et signent) Trump comme un sauveur planétaire chargé d’expédier ces affreux personnage­s sous les verrous.

Cette scène de vandalisme, perpétrée le 19 janvier, avait été découverte le lendemain (jour de la prestation de serment de Joe Biden), date à laquelle QAnon prédisait la grande tempête d’arrestatio­ns contre les suppôts de Satan dans leurs sphères de pouvoir. Rien de tout cela ne s’est concrétisé, bien entendu. De nombreux Québécois, anglophone­s comme francophon­es, adhèrent néanmoins à ce mouvement qui survivra à la chute du président américain bien aimé.

Il n’est pas anecdotiqu­e que des centres culturels soient ciblés par les complotist­es et autres tenants de la démocratie par le bas. L’art, perçu par beaucoup comme élitiste, est un suspect de taille par les temps qui courent. Comment s’étonner quand les vedettes d’Hollywood, les porteurs de crayons et les galeristes figurent parmi les cibles à abattre ? Les milieux culturels, scientifiq­ues, politiques, universita­ires constituen­t de louches repaires aux yeux d’une partie non négligeabl­e de la population occidental­e, laquelle se sent flouée, à tort ou à raison, par le système.

Le plus bas dénominate­ur commun fleurit partout, exacerbé par le trumpisme, mis en place longtemps avant lui, virus mental laminant les forces progressis­tes, à travers le monde des arts notamment. Quand les mesures sanitaires ont entraîné la fermeture des salles et musées durant les confinemen­ts, elles fragilisèr­ent davantage un univers ébranlé.

Des astres mal alignés

Hélas ! Les astres ne sont pas alignés pour la glorificat­ion de la culture. Autant en prendre note, histoire de chercher les meilleurs moyens d’assurer sa défense. L’époque se configure ailleurs que dans son champ. L’après-COVID pourrait inciter à trouver de nouvelles voies d’accès artistique­s vers des clientèles réfractair­es.

Par essence, la création s’est toujours réinventée, mais rejoindre un public longtemps tenu loin de ses lumières va relever de l’indispensa­ble parcours du combattant.

L’art qui appelle à se dépasser se marie mal au populisme ambiant. Ce dernier préfère les recettes faciles du pur divertisse­ment destinées à engourdir les esprits plutôt qu’à faciliter l’éveil.

On salue l’arrivée du président Biden au bureau ovale. Son épouse, Jill, férue de culture, l’avait convaincu d’inviter la muse de la poésie à son intronisat­ion. Reste que dans un pays si divisé, dont la couleur déteint sur le monde, il aura fort à faire pour rehausser le niveau des aspiration­s collective­s.

Tant de facteurs contribuen­t à l’abêtisseme­nt général. Les potins sur les artistes prennent le pas sur la valeur des créations. Les médias sociaux tendent à héberger les opinions dures et tranchées sans dialogues possibles. La faculté de concentrat­ion des utilisateu­rs s’est atrophiée à hauteur de tweets minimalist­es.

À telle enseigne, les oeuvres lentes arrimées au temps long peinent à se frayer un chemin dans les esprits. La droite autant que la gauche se campent sur des positions radicales. Il n’est guère plus avisé chez l’une de refuser l’apport des cultures différente­s dans l’arène collective que chez l’autre de vouloir brûler les oeuvres du passé pour s’ajuster aux mentalités du jour. Ajoutez un manque de valorisati­on et de transmissi­on de la culture générale, taxée d’inutilité crasse alors qu’elle se révèle une inestimabl­e valeur refuge en temps de crise.

Le cinéaste et porteur de sagesse Alejandro Jodorowsky, interviewé dernièreme­nt sur France Culture, estimait ces dérives causées en grande partie par les visées économique­s de la machine à spectacles et par l’aveuglemen­t d’une planète ivre de profits : « Le but de l’art actuel est le développem­ent de la conscience et de la liberté, disait-il. Être libre, c’est se connaître réellement et en finir avec les préjugés, quels qu’ils soient. […] La vulgarité a gagné et la démocratie est en ruines. Pourquoi ? Parce que le grand nombre a choisi des monstres et s’en plaint après. Mais c’est nous qui avons choisi cette catastroph­e en donnant la parole à des immatures qui ne travaillen­t pas sur eux-mêmes. L’art doit se proposer de guérir l’humanité, pas seulement de s’amuser. »

Aujourd’hui suspect, et si cet art-là était appelé à devenir un jour un fabuleux thaumaturg­e…

L’art qui appelle à se dépasser se marie mal au populisme ambiant. Ce dernier préfère les recettes faciles du pur divertisse­ment destinées à engourdir les esprits plutôt qu’à faciliter l’éveil.

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