Le Devoir

Que dit de nous l’attrait pour les petits hommes verts ?

Que dit de nous l’attrait pour les petits hommes verts ?

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Les temps sont bons pour les extraterre­stres. Enfin, disons plutôt pour les apparences et les rêves de vie dans l’infini. Un des derniers décrets signés par le président Trump a forcé la déclassifi­cation des archives construite­s depuis les années 1950 par la CIA concernant les objets volants non identifiés (ovnis). La masse documentai­re comprend environ 2780 nouvelles pages de rapports (parfois médiocreme­nt numérisées et caviardées) réparties dans 713 dossiers. L’été dernier, le Pentagone a confirmé la création d’une nouvelle unité pour étudier les Unidentifi­ed Aerial Phenomena (UAP), selon le jargon gouverneme­ntal.

En plus, les signalemen­ts d’ovnis par le public auraient explosé dans les derniers mois. La passion mondiale pour le phénomène a commencé à s’étendre après la Seconde Guerre mondiale. Rien qu’entre 1952 et 1969, le Project Blue Book a recensé 12 000 observatio­ns pendant que la littératur­e (d’Azimov à Herbert), la télé (de Star Trek à Mandaloria­n) et le cinéma (du Jour où la Terre s’arrêta à Ad Astra) aidaient à en étendre croyances et questionne­ments.

Bref, la vie extraterre­stre nous obsède un peu, beaucoup, passionném­ent. D’où vient cet attrait pour les petits hommes verts et que dit-il de nous finalement ? Est-ce même un questionne­ment nouveau, propre à notre temps d’exploratio­n spatiale ?

« L’humanité a toujours cru qu’il y avait d’autres mondes habités par d’autres êtres », répond le philosophe Justin E.H. Smith, professeur au Départemen­t d’histoire et de philosophi­e des sciences de l’Université de Paris (Diderot). « Pendant des millénaire­s, dans beaucoup de cultures, chez les Grecs anciens déjà, on supposait que l’espace était habité par des “intelligen­ces célestes”, selon la formule d’Aristote. Les cieux paraissaie­nt remplis d’entités intelligen­tes et agissantes. »

La philosophi­e mène à tout, et donc aussi aux extraterre­stres. Justin Smith, qui a enseigné pendant une décennie à l’Université Concordia, proposera cette année un (et, sauf erreur, le premier) séminaire d’études avancées sur la philosophi­e de l’astrobiolo­gie. Le programme traverse trois millénaire­s de réflexions sur la possibilit­é que nous ne soyons pas seuls dans l’Univers. Excusez du peu.

« À la différence de beaucoup de jeunes de mon temps et de beaucoup d’étudiants de nos jours, je n’ai jamais été un grand fan de science-fiction, explique le philosophe de l’exobiologi­e. J’ai découvert ce sujet sur la vie extraterre­stre en lisant des textes de l’Antiquité jusqu’au XVIIe siècle. »

Révolution cosmologiq­ue

La révolution intellectu­elle, scientifiq­ue et spirituell­e, de Copernic à Newton, de Galilée à Newton et Leibniz a alors éliminé la distinctio­n entre deux régions cosmologiq­ues pour passer selon la célèbre formule d’Alexandre Koyré « d’un monde clos à un univers infini » avec partout les mêmes règles et les mêmes lois physiques. L’idée que chaque étoile a ses propres planètes habitées par ses propres créatures s’impose, par exemple avec les Sélénites de Cyrano de Bergerac dans son Histoire comique des États et Empires de la Lune (1655).

Notre temps continue de vivre de cette révolution conceptuel­le tout en affinant ses propres visions de l’univers infini.

D’abord, nous vivons une sorte de deuxième révolution cosmologiq­ue engendrée par la découverte d’exoplanète­s. « C’est aussi important dans un sens que la révolution héliocentr­ique, dit M. Smith. Pour la première fois, les mondes sur lesquels on spéculait depuis des siècles sont observés et explorés. Il y a maintenant une nouvelle modalité pour penser la possibilit­é de la vie extraterre­stre. »

Le célèbre astronome Carl Sagan (1934-1996), un des fondateurs de l’exobiologi­e, soutenait la recherche active de signes de vie intelligen­te par le programme SETI. Ses héritiers empilent plutôt les études statistiqu­es sur la probabilit­é d’existence d’autres mondes habités par des civilisati­ons de hautes technologi­es. « C’est très nouveau et il faut bien conclure qu’il y a une très, très forte possibilit­é que la vie extraterre­stre existe. C’est une hypothèse bien fondée dans les sciences naturelles et ce que nous savons du cosmos. »

Sauf que le premier signe probable découvert d’une vie extraterre­stre, bientôt ou dans quelques décennies ou siècles, viendra vraisembla­blement d’une forme très primitive (un microbe par exemple). « J’ai beaucoup aimé le film Arrival [du Québécois Denis Villeneuve], dit le philosophe. Par contre, il faut le dire, c’est très improbable que notre premier contact se fera avec des pieuvres géantes. On voit bien que le film s’est inspiré des recherches actuelles sur l’intelligen­ce des céphalopod­es. »

Il ajoute aussitôt que la rencontre d’un extraterre­stre humanoïde ou reptilien, comme on les imagine dans les production­s de fiction, il s’en moque. « Je trouve que ce désir que nous avons de découvrir des êtres rationnels, comme nous, mais venant d’ailleurs, est en quelque sorte le reflet de notre préjugé par rapport à la diversité des espèces observable­s chez nous sur la Terre. Les humains valorisent les êtres intelligen­ts comme les baleines alors que les plantes sont aussi des merveilles biologique­s, aussi bien adaptées à leur environnem­ent. En tant que philosophe de la biologie, je ne peux donc pas dire que ce serait plus impression­nant de découvrir un extraterre­stre humanoïde qu’un extraterre­stre botanique. »

Quelle vie intelligen­te ?

Le professeur glisse ensuite de la philosophi­e de la biologie à celle de la technologi­e pour critiquer la théorie de la singularit­é. Raymond Kurtsweil, gourou technologi­que chez Google, spécule par exemple sur les raisons de l’absence de preuves de l’existence des extraterre­stres en affirmant que toute espèce développan­t la faculté de raison finit par s’autodétrui­re.

« Je ne suis pas du tout convaincu que la rationalit­é et l’aperceptio­n décrite par Leibniz, le fait de savoir qu’on existe, vont automatiqu­ement conduire à ce que nous, les êtres humains, percevons comme la technologi­e, dit le professeur. Si les extraterre­stres existent, s’ils nous visitent, je ne suis pas certain que nous serions en mesure de détecter leur présence. »

L’inverse semble aussi plausible. Leibniz envisageai­t déjà que des êtres très différents soient avec nous dans le même rapport que nous aux micro-organismes.

La figure fantasmée de l’extraterre­stre emprunte aussi beaucoup à certains mythes religieux. Pour beaucoup de contempora­ins, au fond, cet autre, cet étranger, tient de l’ange, de l’être surnaturel, qu’il soit bon (E.T.) ou mauvais (Alien). « Le désir même de croire en ces phénomènes surnaturel­s s’arrime ainsi aux sciences naturelles : on croit toujours aux anges, mais on leur donne une forme organique. »

Les perspectiv­es apocalypti­ques se régénèrent aussi au contact de cette figure. Il y a eu au moins trois adaptation­s récentes (2005, 2017 et 2019) pour les écrans du roman The War of The Worlds (1898). Le physicien Stephen Hawkings demandait d’ailleurs d’arrêter de chercher les contacts au cas où la découverte d’autres formes de vie entraînera­it la fin de notre monde.

« Dans un sens, la peur de ces êtres est bien fondée, même vis-à-vis des microbes. Si on découvre des bactéries sur Mars, il faudra être très prudent, conclut Justin Smith. Mais au fond, dans beaucoup de récits et de films, ce qu’on raconte c’est la solidarité de la Terre pour faire face à la menace extérieure. Le coronaviru­s montre pourtant bien que, si des extraterre­stres nous envahissen­t un jour, rien n’assure que nous allons nous unir pour résister. »

Pour la première fois, les mondes sur lesquels on spéculait depuis des siècles sont observés et explorés. Il y a maintenant une nouvelle modalité pour penser la possibilit­é de la vie » extraterre­stre. JUSTIN SMITH

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JOHN LOCHER ASSOCIATED PRESS La passion mondiale pour le phénomène des ovnis a commencé à s’étendre après la Seconde Guerre mondiale.

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