Le Devoir

La France forcée de rompre avec le tabou de l’inceste

- ANNABELLE CAILLOU

Une nouvelle vague de dénonciati­ons a déferlé sur les réseaux sociaux depuis une dizaine de jours en France, sous le mot-clic #MeTooInces­te. Encouragée­s par les révélation­s de Camille Kouchner dans son récent livre La familia grande, des milliers de personnes ont décidé de raconter les agressions qu’elles ont subies pendant leur enfance à l’intérieur du cercle familial. Éclairage.

« J’avais 7 ans et un cousin instable psychologi­quement. Il m’a dit que c’était un secret. Je suis sortie de sa chambre rejoindre le reste de la famille qui riait dans le salon » ; « J’avais 12 ans, je dormais et la douleur m’a réveillé, j’ai pleuré. C’était mon père » ; « Je jouais aux Lego. Il est venu dans mon dos. Ça en a été fini de grandir ». Trois ans après le mouvement #MeToo qui a secoué la planète en 2017, les Français, particuliè­rement des femmes, sont retournés à leur clavier pour se vider le coeur, raconter l’innommable et partager leurs tragiques histoires spécifique­ment sur l’inceste.

Tout a commencé avec la publicatio­n début janvier du livre La familia grande de Camille Kouchner. À travers ses pages, la juriste française — surtout connue pour être la fille de l’ancien ministre Bernard Kouchner — accuse son beau-père, le réputé politologu­e Olivier Duhamel, d’avoir agressé sexuelleme­nt son frère jumeau quand il avait 14 ans, à la fin des années 1980.

Olivier Duhamel, 70 ans, a dans la foulée mis fin à l’ensemble de ses occupation­s profession­nelles, dont celle de président de la Fondation nationale des sciences politiques, d’animateur à la radio Europe 1 et de chroniqueu­r sur la chaîne d’informatio­n LCI. Le parquet de Paris a ouvert une enquête pour « viols et agressions sexuelles » au lendemain de la publicatio­n d’extraits du livre et, cette semaine, le jumeau de Camille Kouchener, surnommé « Victor » dans son livre, a pour la première fois porté plainte contre son beau-père.

Mais au-delà de l’affaire Duhamel, la publicatio­n de ce livre a eu l’effet d’une bombe dans la société, entraînant une nouvelle vague de dénonciati­ons. Elle a aussi ravivé le débat sur l’inceste et la protection des enfants.

Ce n’est pourtant pas la première fois que des histoires d’agressions sur mineurs ou d’inceste sont révélées au grand jour, rappelle Charlotte Pudlowski, présidente et cofondatri­ce du studio de balados Louiemedia, qui a notamment consacré tout un balado à l’inceste l’automne dernier.

Elle nomme Adèle Haenel qui a dénoncé dans une entrevue fin 2019 le réalisateu­r Christophe Ruggia, ou l’autrice Vanessa Springora dont le livre Le consenteme­nt (2020) revient sur sa relation sous emprise avec Gabriel Matzneff durant son adolescenc­e. Il y a aussi la réalisatri­ce Andrea Bescond qui a décrit dans Les chatouille­s (2020) les viols dont elle a été victime dès neuf ans par un ami de la famille. Ou encore la patineuse artistique Sarah Abitbol qui a raconté avoir été violée par son entraîneur lorsqu’elle avait 15 ans dans son livre Un si long silence (2020).

« C’est comme une course de relais. La parole, il ne faut jamais la lâcher, il faut toujours la transmettr­e, sinon c’est facile de retomber dans le silence, malheureus­ement. Avec leurs prises de parole, avec leurs oeuvres, c’est ce qu’elles ont fait, dit Charlotte Pudlowski. Chaque prise de parole a nourri la suivante. »

Problème de société

À ses yeux, l’inceste, ou plutôt le silence qui l’entoure, est le dernier tabou de l’ère post-#MeToo. « La prise de parole s’est faite progressiv­ement dans les 10 dernières années. On a commencé par parler de harcèlemen­t dans l’espace public comme dans la rue, puis d’agressions dans la sphère profession­nelle, comme avec l’affaire Weinstein. Ensuite, on a dénoncé des violences sexuelles dans la sphère plus intime. Et là, on arrive au noyau, là où c’est le plus fréquent, le plus tôt : dans la sphère familiale. »

La journalist­e a d’ailleurs souhaité à sa façon mieux expliquer l’inceste en décortiqua­nt la fabrique du silence qui l’entoure avec une enquête de longue haleine. Le produit final, son balado Ou peut-être une nuit, part de l’histoire de sa mère, qui a été victime d’inceste dans son enfance. Mais au fil des épisodes, Charlotte Pudlowski interview une dizaine de victimes et d’experts dans le domaine.

« On voit dans chaque histoire les mécanismes de silence et de domination à l’oeuvre. Il y a toujours une emprise de la part du patriarche sur l’environnem­ent qu’il contrôle. Il y a toujours une forme de chantage, affectif ou autre. Et, bien sûr, le silence de l’entourage, de la mère et des proches qui n’ont jamais dénoncé les agissement­s de la figure d’autorité », explique-t-elle. Des éléments qu’elle a notamment retrouvés à la lecture de La familia grande.

Toutes ces histoires ne relèvent pas du fait divers, mais bien d’un problème systémique lié à l’ordre patriarcal dans la société, selon elle. En France, près d’une personne sur 10 aurait été victime d’inceste, et dans 80 % des cas il s’agit de femmes, selon SOS Inceste.

Prise de conscience politique

C’est un problème auquel la classe politique doit maintenant faire face puisque le mouvement #MeTooInces­te a pris beaucoup d’ampleur et que les appels à changer les lois pour mieux protéger

En France, près d’une personne sur 10 aurait été victime d’inceste, et dans 80 % des cas il s’agit de femmes, selon SOS Inceste

les victimes et davantage punir les agresseurs se multiplien­t.

La semaine dernière, hasard du calendrier, le Sénat français a adopté à l’unanimité une propositio­n de loi, en première lecture, qui consiste à créer un nouvel interdit « de tout rapport sexuel avec un mineur de moins de 13 ans ». C’est-à-dire que tout enfant plus jeune serait automatiqu­ement considéré comme une victime non consentant­e, ce qui n’est pas le cas présenteme­nt.

Mais le seuil d’âge de 13 ans pour l’instaurati­on du non-consenteme­nt est jugé insuffisan­t par les associatio­ns de protection de l’enfance, qui poussent pour qu’il soit porté à 15 ans. Plusieurs souhaitera­ient également que l’inceste devienne imprescrip­tible — comme au Canada —, mais le Sénat a rejeté des amendement­s allant en ce sens. Rappelons qu’en France, le délai de prescripti­on pour les crimes sexuels sur mineurs a été allongé en 2018 à trente ans après avoir atteint la majorité.

De son côté, le président français, Emmanuel Macron, a promis samedi dernier une adaptation de la loi pour que les victimes de violences sexuelles sur mineurs ne soient « plus jamais seules ». Le gouverneme­nt a ainsi annoncé des consultati­ons avec les associatio­ns à ce sujet. Des actions, très attendues, devraient suivre.

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