Le « bobo » de papa
Pour le rescapé de l’attentat du 29 janvier 2017 Mohamed Khabar, la vie continue, mais son goût a changé pour toujours
Quatre ans après l’attentat où il a été blessé, Mohamed Khabar a retrouvé son fauteuil de barbier, mais son corps ne lui permet plus de travailler que quelques heures à la fois. Son petit garçon, lui, a grandi, mais il est encore trop jeune pour saisir la portée des blessures de son père.
« Le jour de l’attentat, il avait deux mois. Il ne se souvient de rien. Mais il voit mon orteil qui est coupé ! » raconte M. Khabar au téléphone avec une voix mêlée de tendresse et d’amusement.
« Il m’a dit : “Papa, t’as bobo ?” Oui, j’ai bobo. » Tout un bobo. Blessé au pied et au genou par les tirs d’Alexandre Bissonnette, l’homme de 45 ans n’a jamais retrouvé la forme qu’il avait auparavant.
Sa vie est désormais structurée autour d’un « avant » et d’un « après ». « La pire chose que je pouvais vivre dans ma vie, c’est l’attentat de Québec. Je n’avais jamais imaginé qu’un jour je me retrouverais dans un lieu de culte et que quelqu’un commencerait à tirer. On voit juste ça dans les films. »
D’origine marocaine, M. Khabar s’est établi au Québec en 2010. Il a son propre salon dans un centre commercial de Sainte-Foy qu’il a appelé le Salon les amis .
Sa blessure au pied l’empêche de rester longtemps debout. « Je prends des rendez-vous et je fais trois heures coupées, résume-t-il. Ça fait du bien de sortir quand même. »
Ça s’entend : M. Khabar aime son métier et avoue en riant que, comme tous les barbiers, il a la jasette facile. « Ah oui, les barbiers, on parle beaucoup ! Je parle moins qu’avant, mais on parle encore, lance-t-il en riant. Voir le monde, ça me fait du bien. C’est comme une thérapie pour moi. »
Mohamed Khabar fait partie des personnes qui prendront la parole lors de la commémoration virtuelle organisée par le Centre culturel islamique, vendredi, pour rappeler à la mémoire les six hommes qui ont été assassinés le 29 janvier 2017 : Ibrahima Barry (39 ans), Mamadou Tanou Barry (42 ans), Khaled Belkacemi (60 ans), Abdelkrim Hassane (41 ans), Azzedine Soufiane (57 ans) et Aboubaker Thabti (44 ans).
L’événement doit débuter à 10 h 45 vendredi et se terminer samedi en soirée. Il sera présenté en ligne sur la page Facebook du Centre culturel islamique de Québec (CCIQ).
Au programme : un point de presse, des témoignages, des conférences et une présentation sur le syndrome du stress post-traumatique samedi après-midi.
M. Khabar revoit tous les jours dans sa tête l’attaque. « Pas dans mes rêves, dans ma réalité », précise-t-il. Comme les autres survivants, il a eu accès à du soutien psychologique depuis le drame. Il dit que le psychologue connaît bien « la mentalité des musulmans » et que ça l’aide « beaucoup ».
Mais en raison de la pandémie, les séances sont suspendues. « Les rencontres online, j’aime pas ça. Je veux voir le psychologue devant moi. Je veux qu’il voie mon visage. On attend que la COVID passe. »
La sécurité, « c’est fini »
À l’entendre, on comprend à quel point l’empreinte du traumatisme est immense. Il explique que son sentiment de sécurité a « complètement » disparu. « Il n’y a pas de sécurité. C’est fini. »
Et à chaque attaque, à chaque attentat dans le monde, le même film défile dans sa tête. « Je ne peux pas te dire comment j’ai vécu l’attentat en Nouvelle-Zélande. Le gars qui a tué des gens à Québec… Quand j’entends qu’il y a des morts, des gens blessés, ça me ramène à l’attentat. »
M. Khabar milite d’ailleurs activement pour que le gouvernement fédéral resserre les lois encadrant les armes à feu. « Admettons que, moi, j’aie une arme de poing et que je sois un peu dérangé mentalement : je pourrais tuer ma femme, mes enfants. N’importe qui ! Si le gouvernement sait que je ne suis pas bien, pourquoi il me donne ça ? » demande l’homme qui a participé aux démarches faites par le CCIQ à Ottawa à ce sujet.
Quelques jours après l’attaque en 2017, il avait dit à un journaliste être encore « amoureux » de Québec malgré tout. L’est-il encore ? « Québec, c’est une belle ville. J’ai jamais vécu de mal, sauf l’attentat. Mais l’attentat, c’est le grand mal. »
Au-delà du traumatisme, M. Khabar compose avec une sorte de culpabilité parce qu’il n’a pas pu arrêter le tueur ou en faire plus pour « le frère Azzedine » (Soufiane, abattu alors qu’il cherchait à intervenir).
C’est de cette culpabilité qu’il parle quand on évoque « la médaille de la bravoure » qu’il a reçue de la gouverneure générale, l’été dernier, aux côtés de trois autres survivants qui ont cherché à intervenir lors de l’attaque. « Je n’étais pas capable de faire plus. Impuissant, c’est le sentiment de l’incapacité, toujours je vis avec ça. »
Quand même, dit-il, ce prix lui a donné de la « joie ». Peut-être en aura-t-il encore plus lorsqu’il tiendra la médaille dans ses mains, la remise des médailles ayant été reportée à cause de la pandémie.
Semaine de sensibilisation
Au cours de l’entretien, M. Khabar a tenu à transmettre un message. « Les gens qui sont racistes, ils ne peuvent pas bâtir une société. Ils voient tout le monde différents, c’est un danger », a-t-il lancé sur le ton de l’indignation. Et d’ajouter que « tout le monde » doit être contre le racisme, « pas juste les minorités ».
Comme chaque année depuis trois ans, la commémoration ravive les discussions sur le sujet. En conférence de presse, le premier ministre du Québec, François Legault, a dit en anglais qu’il y avait « du racisme » au Québec et qu’il fallait « lutter » contre « toutes les formes de racisme », en refusant toutefois de parler « d’islamophobie ».
Quant au gouvernement fédéral, il a annoncé que le 29 janvier serait désormais une « Journée nationale de commémoration de l’attentat à la mosquée de Québec et d’action contre l’islamophobie ».
Pendant ce temps, à Montréal, la Semaine de la sensibilisation musulmane bat son plein. L’idée de cet événement a été en bonne partie motivée par le drame de Québec, explique son fondateur, Ehab Lotayef. « La commémoration à Québec est surtout axée sur l’empathie et le soutien à la communauté. Nous voulions agir sur les causes profondes », dit-il en ciblant le problème de « l’ignorance ».
L’événement créé il y a trois ans présente des conférences sur le monde musulman, de la religion à la poésie en passant par l’histoire et « le vivre-ensemble ». « Ce n’est pas un événement religieux, affirme M. Lotayef. L’objectif n’est pas d’enseigner l’islam comme religion, mais comme une communauté qui vit ici et contribue à la société. »
Lorsqu’on lui fait remarquer que ce genre d’événement attire souvent des gens d’emblée sensibles à la cause, il reconnaît que c’est un souci « constant ». « Ça va prendre beaucoup de temps pour changer la société, dit-il. Mais je pense que chaque personne qui participe à nos événements représente un succès en soi. »