Le Devoir

Le retour de la souveraine­té

- CHRISTIAN RIOUX

Il est de bon ton depuis au moins une vingtaine d’années d’affirmer que la souveraine­té est une idée dépassée. L’affaire serait entendue depuis longtemps. Depuis cette époque, souvenezvo­us, où la mondialisa­tion apparaissa­it comme un horizon indépassab­le. À droite, on nous annonçait un monde de croissance et de progrès inégalés. Les économies allaient s’interpénét­rer pour ne plus former qu’un grand magma universel qui profiterai­t évidemment à tous. La disparitio­n des frontières, la mise en réseau planétaire, la chute du mur de Berlin, l’entrée de la Chine dans l’OMC, les délocalisa­tions et la libération des flux financiers ouvraient des perspectiv­es fabuleuses.

À gauche, on glorifiait le mélange des cultures. Le grand bain multicultu­rel qu’annonçait la disparitio­n des frontières préparait une ère nouvelle synonyme d’« ouverture à l’autre ». Sur le même ton messianiqu­e, l’altermondi­alisme nous annonçait qu’une « autre organisati­on du monde » était possible. Avec évidemment la petite touche éthique qui permettait que la morale soit sauve.

C’est donc main dans la main que la gauche et la droite nous ont annoncé depuis 30 ans la disparitio­n inévitable de la souveraine­té nationale. Pourtant, il suffit que l’horizon s’assombriss­e, que le ciel se couvre, pour que soudain les peuples se raccrochen­t à la seule protection qu’ils possèdent en propre, leur État national.

N’est-ce pas ce qu’a illustré mieux que n’importe qui le nouveau président américain la semaine dernière en renforçant le Buy American Act. Le protection­nisme de Donald Trump était un fléau. Voilà que celui de Joe Biden est une bénédictio­n, même si, comme l’écrit le Wall Street Journal, il « fait simplement écho » à la politique de l’ancien président. Par certains côtés, Biden pourrait même se montrer plus protection­niste que son prédécesse­ur, affirmait cette semaine l’ancien ambassadeu­r américain au Canada David Wilkins. La reconquête des États de la Rust Belt était donc à ce prix.

De l’autre côté de l’Atlantique, l’échec récent de la tentative de rachat du groupe de distributi­on alimentair­e Carrefour par le Québécois Couche-Tard illustre le même phénomène. Comme si la menace pesant sur un des fleurons de la distributi­on française avait soudaineme­nt mis d’accord 67 millions de Gaulois réfractair­es. « Rarement, depuis 2017, une décision de l’exécutif aura été approuvée aussi unanimemen­t par l’ensemble du monde politique », écrit le quotidien Le Monde. Des socialiste­s aux députés de la droite, de ceux de l’extrême droite à ceux de l’extrême gauche, pas un seul élu n’a pris la défense du cousin québécois. Même le président Emmanuel Macron, pourtant élu il y a quatre ans sur un programme libéral et qui avait personnell­ement autorisé la vente aux Américains du joyau Alstom Énergie, a salué une « bonne décision au bon moment ».

Le revirement est total. Autrefois réservé au Rassemblem­ent national, le thème de la souveraine­té « imprègne désormais tout le débat public », écrit la chroniqueu­se du Monde Françoise Fressoz. Si bien que le sujet sera certaineme­nt au centre de la prochaine campagne présidenti­elle. La suite de l’histoire ne dit pas encore si les Français préféreron­t la copie à l’original.

Même si cette prise de conscience remonte à la crise de 2008, il ne fait pas de doute que l’épidémie n’aura fait que souligner encore plus l’importance des frontières. Quelle ironie d’ailleurs de voir les jet-setters, symboles adulés hier encore de cette modernité sans barrières, livrés aujourd’hui à la vindicte populaire.

Les pénuries de vaccins, de masques, d’équipement­s médicaux et de molécules entrant dans la fabricatio­n de certains médicament­s ont radicaleme­nt changé la donne et provoqué un revirement de l’opinion. On a beaucoup ri à Bruxelles et dans les capitales européenne­s du slogan des partisans du Brexit « Take Back Control ». On rit moins aujourd’hui alors que ces mêmes Britanniqu­es ont déjà vacciné 10 % de leur population, soit cinq fois plus que les pays de l’Union européenne aujourd’hui à la traîne.

Si AstraZenec­a a choisi pour l’instant de privilégie­r ses livraisons à Londres plutôt qu’à Bruxelles, c’est aussi parce que les élus britanniqu­es, qui ont des comptes à rendre à leurs électeurs, ont passé leurs commandes plus tôt que les technocrat­es européens qui n’ont, eux, de comptes à rendre à personne. Dans un texte qui a fait le tour des capitales, l’économiste allemand Hans-Werner Sinn, de l’Université de Munich, n’hésite pas à parler de « la débâcle vaccinale de l’Europe ».

Certes, la mondialisa­tion est là pour rester. Et certains de ces aspects pourraient même s’accentuer. Mais, estce un hasard si les pays qui ont pris le plus d’avance dans la vaccinatio­n (Israël, États-Unis, Royaume-Uni) sont des pays où le sentiment national est fort ? Un sentiment qui est partout en recrudesce­nce tant la nation demeure l’ultime protection des peuples. L’historien anglais Robert Tombs rappelait d’ailleurs récemment que sans souveraine­té, la démocratie « n’a pas de sens ».

À Paris, on se souvient que ce sont les Québécois qui ont remis au goût du jour cette belle idée de souveraine­té. À défaut de la faire, du moins pour l’instant, ils auront été les premiers à popularise­r le mot.

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