Compassion sélective
C’est un fait rare et donc digne de mention : le gouvernement du Québec s’est fait donner une leçon d’humanité par la Cour supérieure cette semaine, rembarré pour manque de compassion et excès de vision policière dans sa gestion du couvre-feu pour les personnes en situation d’itinérance. En cédant au jugement de la juge Chantal Masse, qui ordonne d’exempter les sans-abri du couvre-feu, Québec concède l’énormité de la gaffe politique qu’il a commise. Dès la rédaction du décret, il eût été possible d’opter pour une application teintée d’empathie et de compréhension fine de la réalité des itinérants. Ce ne fut pas le cas. On décode aujourd’hui qu’au sein même du gouvernement Legault, deux camps se faisaient face : d’un côté, les adeptes de la ligne sensible, convaincus comme nous qu’à la longue liste de leurs petites et grandes souffrances quotidiennes, les itinérants n’avaient pas besoin d’ajouter la recherche effrénée d’abri ou, à défaut de mieux, une cachette de fortune, au péril de leur vie — RIP Raphaël André ; de l’autre côté, les partisans de la loi et de l’ordre, militant pour une gestion pénale de l’itinérance, avec tout ce que cela veut dire de surjudiciarisation et de profilage des démunis. Nous préférons nettement le camp de la compassion à l’arbitraire des policiers.
Il n’y a qu’à lire le récit poignant livré par notre reporter Jessica Nadeau sur le quotidien d’Albert Lord, itinérant de 63 ans, un sans-logis à qui les ressources d’hébergement ne conviennent pas, car la proximité avec les autres exacerbe ses problèmes de santé mentale. Errant dans la rue en quête d’un coin tranquille récemment, hors des heures fatidiques du couvre-feu, il a croisé des policiers, qui lui ont remis une contravention — le SPVM a précisé en journée l’avoir interpellé, mais ne retrouve pas de constat à son nom. Quoi qu’il en soit, la Clinique juridique itinérante calcule qu’au moins neuf contraventions de 1500 $ auraient été remises à des personnes itinérantes, et il pourrait s’agir d’une sous-évaluation importante.
On se rappellera que, deux fois plutôt qu’une, le premier ministre François Legault et la vice-première ministre et ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, ont défié les objections pourtant généralisées à l’endroit de l’indélicatesse de ce décret venu ajouter sur ces plus vulnérables de la société un interdit de plus et la menace d’une pénalité financière. Les deux plus hauts dirigeants du Québec s’en sont remis au jugement des policiers qui, ont-ils réaffirmé, sauraient pratiquer la tolérance et le bon jugement au moment opportun.
Dans une étude tout juste publiée en collaboration avec le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) sur la Judiciarisation de l’itinérance à Montréal, la directrice de l’École de service social de l’Université de Montréal et directrice de l’Observatoire des profilages, Céline Bellot, note pourtant « une aggravation de la situation en regard du profilage social exercé par les policiers du SPMV », avec comme corollaire une augmentation galopante des constats d’infraction remis aux sans-abri. L’équipe de chercheurs a analysé près de 51 000 constats d’infraction donnés à Montréal, entre 2012 et 2019, à des personnes itinérantes. « On constate un renforcement des pratiques de profilage social et du ciblage des personnes en situation d’itinérance par le SPVM qui reçoivent près de 40 % de l’ensemble des constats d’infraction émis à Montréal », peut-on lire dans le rapport.
Tout le monde est pour la vertu, mais on peut dire sans grand mal que certains signaux ne mentaient pas, comme en témoignent cette étude et toutes les précédentes menées par la professeure Bellot sur le même sujet. Faire tomber le couperet du décret sur les plus démunis et ne jurer aveuglément qu’en la tolérance des forces policières était une décision chancelante mais surtout très mal documentée.
Il a donc fallu que la Cour s’en mêle. Dans son ordonnance de sauvegarde, la juge Chantal Masse détaille les bases des droits bafoués par le décret — droit à la vie, à la liberté et à la sécurité ; mesure discriminatoire et disproportionnée — et elle y associe un « préjudice irréparable », avant d’ordonner la levée du décret. Le Procureur général du Québec n’a pas présenté de preuve. Le ministre délégué à la Santé et aux Services sociaux, Lionel Carmant, a presque aussitôt accepté l’exemption du couvre-feu pour les itinérants.
Ce triste chapitre politique de gestion de pandémie nous enseigne que les niveaux de compassion varient en fonction du statut des personnes et que les diktats de la loi et de l’ordre pèsent lourd sur l’échiquier de la CAQ.
Faire tomber le couperet du décret sur les plus démunis et ne jurer aveuglément qu’en la tolérance des forces policières était une décision chancelante mais surtout très mal documentée