Le Devoir

Une nation bien ordinaire

La compassion de la CAQ devient moins spontanée quand il s’agit de citoyens pas tout à fait « moyens »

- Pierre Nepveu Écrivain, Saint-Basile-le-Grand

Ainsi, il aura fallu le jugement d’un tribunal pour que le gouverneme­nt Legault comprenne que des personnes sans domicile fixe ne doivent pas faire l’objet d’interpella­tions ni de contravent­ions faute de se trouver à leur adresse à 22 ou 23 h sous un régime de couvre-feu. Cela semblait une évidence, mais sait-on jamais. On observera à cet égard combien les politiques de droits de la personne, si souvent dévaluées et même discrédité­es par de nombreux partisans et maîtres à penser de ce gouverneme­nt et de ses politiques d’affirmatio­n nationale, prennent ici tout leur sens.

Pendant un moment, ce gouverneme­nt qui a décrété, dans une de ses lois phares, que « la nation québécoise a des caractéris­tiques propres, dont sa tradition civiliste, des valeurs sociales distinctes et un parcours historique spécifique » aura paru une fois de plus faire valoir la « distinctio­n » québécoise : le Québec n’aura pas été l’Ontario, à qui il avait suffi d’une phrase de son règlement pour en exempter les itinérants. Mais non, contre le cas par cas ou les exceptions humanitair­es, il fallait imposer coûte que coûte le règlement sur mesure.

« C’est comme ça qu’on vit au Québec » : cette phrase du premier ministre adressée à la nation dans un tout autre contexte acquiert ainsi un puissant relief. L’autrice Josiane Cossette a savoureuse­ment mis cela sur le compte d’un « gouverneme­nt de banlieue » ; on pourrait plus largede ment parler d’un « gouverneme­nt de la nation ordinaire », un adjectif que j’emprunte à l’essai remarqué de Mathieu Belisle, Bienvenue au pays de la vie ordinaire.

La nation ordinaire de la CAQ n’est pas méchante, ni intolérant­e, ni raciste, on y fait valoir la conviviali­té et souvent même la compassion, un mot plein de bonté et bienveilla­nce dans la bouche du premier ministre, et riche de tout un héritage canadien-français. Seulement, cette compassion a des degrés, elle devient moins spontanée et un peu moins bienveilla­nte quand il s’agit de citoyens ou d’aspirants citoyens pas tout à fait « moyens » ou « ordinaires ». Il ne faut pas exagérer dans la compassion : c’est aller un peu vite que de l’étendre à des personnes étranges et délabrées qui traînent dans la rue ou à des laveuses de planchers venues d’ailleurs pour aider dans les CHLSD — et c’est bien regrettabl­e si elles échappent aux normes nécessaire­s à l’imposition d’un couvre-feu ou à l’obtention d’un statut de résidentes. Non, ce n’est pas vraiment de la méchanceté, c’est juste cette même « insensibil­ité » avec

Non, ce n’est pas vraiment de la méchanceté, c’est juste cette même « insensibil­ité » avec laquelle on a vu plusieurs politiques du ministre Jolin-Barrette concernant les immigrants et les étudiants étrangers

laquelle on a vu plusieurs politiques du ministre Jolin-Barrette concernant les immigrants et les étudiants étrangers.

Le plus heureux, au bout du compte, dans cette affaire concernant les itinérants, c’est que le gouverneme­nt Legault se trouve enfin obligé (mais il ne l’avouera pas) de comprendre le sens du mot « systémique ». Car ce règlement de couvre-feu, qui traitait également tous les citoyens, n’était-il pas un exemple parfait de discrimina­tion systémique ? Le règlement lui-même incitait au profilage, sans que l’on présume de la méchanceté du policier impliqué. Mais qu’importe ? Règlement ou pas, vagabonder dans les rues tard le soir, c’est louche, et porter un capuchon n’arrange rien. Les Québécois ordinaires ne font pas ça.

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