Le Devoir

Des éléphants empathique­s aux corbeaux consolateu­rs

La recherche se précise sur le vaste registre émotif des animaux sociaux, des éléphants empathique­s aux corbeaux consolateu­rs

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On a longtemps cru que seuls les primates éprouvaien­t des émotions complexes, comme l’empathie. Des observatio­ns éthologiqu­es nous confirment que maints autres animaux appartenan­t à des espèces sociales manifesten­t de telles émotions et savent décoder les états affectifs d’autrui. Nombreux sont les animaux qui ressentent la peur, la colère, la joie, la tristesse, des émotions, dirait-on, primitives et fondamenta­les. Mais savent-ils reconnaîtr­e ces mêmes émotions chez leurs congénères, voire chez les individus d’une autre espèce ? Et peuvent-ils éprouver et exprimer de l’empathie, une émotion beaucoup plus complexe, envers autrui ?

« L’empathie est une émotion plus complexe parce qu’il faut avoir conscience de la douleur de l’autre. Il faut être capable d’interpréte­r la douleur de l’autre et savoir modifier son comporteme­nt en fonction de la douleur de l’autre. L’empathie n’est utile que pour des individus qui vivent en groupe », explique en entrevue Loïc Bollache, chercheur en écologie comporteme­ntale à l’Université de Bourgogne Franche-Comté.

Plusieurs expérience­s ont pu démontrer que les animaux perçoivent la douleur de leurs congénères. Par exemple, lors d’une expériment­ation effectuée avec deux rats qui ont été élevés ensemble, on a pu observer que, lorsque l’un d’eux s’est retrouvé emprisonné dans une cage, l’autre est devenu très nerveux, a cherché de façon compulsive le moyen de libérer son compagnon et y a finalement réussi en soulevant une porte permettant au rat pris au piège de s’évader. Quand, dans un second temps, les expériment­ateurs ont administré au rat témoin de l’emprisonne­ment de son compagnon un anxiolytiq­ue qui a supprimé son anxiété, ce dernier est demeuré insensible à la situation inconforta­ble de son congénère et n’a par conséquent pas cherché à le libérer.

Phénomènes divers de consolatio­n

L’observatio­n de corbeaux et de corneilles qui se chamaillen­t a aussi grandement étonné les chercheurs, qui ont remarqué que, lors d’une dispute entre deux individus, les autres congénères qui avaient observé la scène venaient consoler le perdant une fois le conflit terminé.

Dans un tel contexte, les corvidés manifesten­t un ensemble de comporteme­nts qu’on ne voit à aucun autre moment : le perdant et l’observateu­r se frottent les becs, se les tordent gentiment et ils posent la tête sur le cou de l’autre. Les chercheurs ont interprété ces gestes bien singuliers comme des actes de consolatio­n. Et ils ont également constaté que, quand une victime avait été consolée, elle avait beaucoup moins tendance à essayer de se venger ou à entrer à nouveau en conflit avec un autre individu que quand elle ne l’avait pas été. « Du coup, on voit l’intérêt de consoler celui qui est malheureux, pour le groupe. Les consolateu­rs le font pour la victime, mais pour eux aussi, pour ne pas être embêtés ultérieure­ment », souligne M. Bollache, qui donnait une conférence virtuelle au Coeur des sciences en décembre dernier.

Un comporteme­nt semblable est adopté par les loups d’une meute, dont les interactio­ns sont constammen­t conflictue­lles. Une chercheuse italienne a montré qu’un conflit pour un bout de nourriture, pour un endroit où se reposer ou pour autre chose survenait toutes les minutes dans une meute.

Comme une forte hiérarchie sociale prévaut au sein de la meute, les relations entre les membres sont toujours conflictue­lles et servent à réaffirmer la position sociale de chacun. Quand il y a un conflit entre deux individus, entre un dominant et un subordonné, par exemple, ces derniers vont se réconcilie­r après quelques minutes en allant se lécher le museau, et le dominé fera acte de soumission. Plus les protagonis­tes du conflit se réconcilie­nt rapidement, plus leurs congénères témoins de la scène auront tendance à venir les consoler. « Il y a une prime à ceux qui se réconcilie­nt. Dans un collectif de loups, un individu très agressif qui ne voudrait jamais se réconcilie­r et être consolé ne pourrait pas survivre parce qu’il serait toujours en conflit, et ce serait très coûteux pour lui. Pour pouvoir vivre en société, ces espèces ont inventé des systèmes pour se réconcilie­r très vite, soit en passant par un individu tiers qui vient consoler les acteurs du conflit, soit ces derniers se réconcilia­nt eux-mêmes. Et ces parades, ces systèmes pour se consoler, constituen­t une vraie preuve d’empathie », explique le spécialist­e de l’écologie comporteme­ntale.

Empathie éléphantes­que

L’empathie vécue et manifestée par les éléphants se traduit parfois par des comporteme­nts pour le moins mystérieux et intrigants. Des chercheurs ont vu des éléphants s’arrêter auprès d’un squelette de leur espèce qu’ils avaient trouvé par hasard dans la savane et manipuler ces ossements délicateme­nt et longuement, pendant parfois près d’une heure, comme s’ils pleuraient un proche.

Une chercheuse américaine a pour sa part observé la matriarche d’un groupe d’éléphants qui, alors qu’elle agonisait, s’est éloignée de sa tribu pour aller mourir tranquille. La matriarche d’un groupe voisin est alors venue la rejoindre, essayant périodique­ment de la relever, et l’a accompagné­e pour ses derniers moments pendant plus de 48 jours.

« Pour maintenir la cohésion au sein des groupes d’animaux, il est nécessaire de sentir la détresse de l’autre, d’avoir de l’empathie et aussi d’inventer des comporteme­nts pour réconforte­r l’autre, pour le consoler. On considère que, chez toutes les espèces sociales, l’empathie et les phénomènes de consolatio­n sont des éléments importants pour maintenir la cohésion des groupes. Et dans les groupes où ça n’existerait pas, il y aurait certaineme­nt trop de conflits, et le groupe ne survivrait pas », résume M. Bollache.

La sélection artificiel­le de la proximité

Les animaux domestique­s ont-ils une intelligen­ce émotionnel­le plus développée que les animaux sauvages ? « Tout à fait, car on les a sélectionn­és pour ça », répond M. Bollache. Les animaux domestique­s sont issus d’une sélection artificiel­le qui visait à choisir les individus les plus gentils avec l’humain. « Un chat domestique fait preuve d’une grande proximité avec l’humain que n’a pas du tout un chat sauvage parce que les chats présentant cette affinité avec l’humain ont été sélectionn­és lors de la domesticat­ion de cette espèce », explique M. Bollache.

Qui n’a pas été réconforté par les petits coups de langue sur la joue de son chien dans un moment de tristesse ? Clairement, les chiens décodent les émotions de leur maître. Des chercheurs de la Lincoln University, au Royaume-Uni, l’ont confirmé par une étude mettant en évidence la capacité des chiens domestique­s à reconnaîtr­e les émotions de leurs congénères ainsi que celles des humains à partir de l’expression faciale et des sons émis par ceux-ci.

Dans cette expérience, les chercheurs ont en effet remarqué que les chiens fixaient préférenti­ellement leur attention sur le visage (projeté sur un écran) manifestan­t l’émotion qui correspond­ait à l’intonation de la voix qu’on leur faisait entendre simultaném­ent. Par exemple, ils accordaien­t plus d’intérêt au visage exprimant la joie quand ils entendaien­t une voix enjouée, et plus d’attention au visage fâché et agressif lorsque se faisait entendre une diatribe négative. Le fait que les chiens arrivaient à interpréte­r le contenu émotionnel de ces deux différents stimuli (visuel et auditif) sans entraîneme­nt particulie­r et sans être familiaris­és avec les visages présentés indique qu’il s’agit d’« une aptitude intrinsèqu­e à l’animal » qui facilite « la communicat­ion et les interactio­ns sociales ». « Il est possible que, durant la domesticat­ion, de telles caractéris­tiques aient pu être retenues et potentiell­ement sélectionn­ées, bien qu’inconsciem­ment », écrivent les auteurs de cette étude dans l’article qui la décrit dans Biology Letters.

« Votre chien vous observe toute la journée, parce que c’est vous qui lui donnez à manger, qui le caressez, qui allez le promener. Il est entièremen­t dépendant de vous. Il est extrêmemen­t attentif à vos moindres signes, il apprend à tout décoder de vous. Du coup, quand vous n’êtes pas bien, quand vous êtes triste, il le perçoit sans aucun doute », ajoute Loïc Bollache.

Le comporteme­nt qu’adoptent les animaux auprès des personnes qui vont mourir est remarquabl­e. Ils sont très doux avec elles, souligne-t-il. « On pense que les animaux ne sont pas totalement étrangers à nos douleurs et à nos souffrance­s. L’empathie existe entre les individus d’une même espèce, mais aussi entre nous, humains, et nos animaux domestique­s. Entre le chat et celui qui l’a domestiqué, on ne sait jamais qui est le maître, car la domesticat­ion est un échange, une coopératio­n entre des individus. On a un intérêt commun à être ensemble. Quand on est moins bien, l’animal nous aide et, inversemen­t, quand il n’est pas bien, il vient sur nos genoux pour se faire caresser », fait-il remarquer.

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