Le Devoir

Une facture élevée pour des citoyens qui dénoncent le bruit

Deux récents jugements permettent aux gestionnai­res d’infrastruc­tures aéroportua­ires de la région de Montréal d’exiger des dédommagem­ents de la part de regroupeme­nts

- AÉROPORTS ULYSSE BERGERON

Deux récents jugements permettent aux plus importants gestionnai­res d’aéroports de la région de Montréal d’exiger des dédommagem­ents de la part de regroupeme­nts citoyens qui dénoncent le bruit de leurs activités. Les gestionnai­res évoquent un dispositif juridique initialeme­nt conçu pour protéger les initiative­s citoyennes contre des poursuites abusives.

Aéroports de Montréal (ADM) somme le regroupeme­nt les Pollués de Montréal-Trudeau et ses trois administra­teurs de payer 20 000 $ en dommages. Le gestionnai­re s’appuie sur un jugement de la Cour supérieure rendu le 8 octobre dernier.

Celui-ci qualifie d’abusive une injonction que le regroupeme­nt a déposée et qui demande entre autres choses un couvre-feu à l’égard d’activités aéroportua­ires. La démarche s’inscrit en marge d’une action collective autorisée en 2018 qui vise les nuisances sonores causées par l’aéroport Montréal-Trudeau.

Le Devoir a consulté une lettre envoyée la semaine dernière par un avocat d’ADM. Il intime au regroupeme­nt et à ses administra­teurs de verser les sommes qui lui sont dues, faute de quoi il forcera un interrogat­oire après jugement dès février.

Dans le cadre d’un tel interrogat­oire, les Pollués de Montréal-Trudeau et les citoyens qui l’administre­nt devront fournir plusieurs documents financiers, dont leurs déclaratio­ns de revenus respective­s, des preuves de leurs revenus et dépenses ainsi que leurs états de compte.

Les Pollués Montréal-Trudeau n’est pas le seul regroupeme­nt dans cette situation. Un jugement similaire a été rendu le 14 janvier 2021 dans une affaire qui oppose un regroupeme­nt citoyen, le Comité anti-pollution des avions Longueuil (CAPA-L), au gestionnai­re de l’aéroport de Saint-Hubert ainsi qu’à des écoles de vols et des compagnies aériennes.

La Cour supérieure a rejeté une injonction déposée en 2019 par le CAPA-L qui demandait notamment l’interdicti­on des vols de nuit des gros porteurs. Les demandes ont été jugées abusives.

De l’esprit de la loi

Or, « ce qui est particulie­r ici, c’est que deux organisati­ons utilisent un outil juridique qui a tout d’abord été conçu pour protéger les citoyens contre les démarches juridiques qui voudraient les faire taire », indique Daniel Turp, avocat et professeur de droit à l’Université de Montréal. Ex-député péquiste, M. Turp était en 2009 membre de la Commission des institutio­ns de l’Assemblée nationale du Québec à l’origine des modificati­ons qui visent à freiner les poursuites abusives contre des initiative­s citoyennes.

Constat similaire de la part de Lucie Lemonde, professeur­e de droit à l’UQAM : « En fait, Goliath utilise contre David un outil juridique qui était fait pour protéger ce dernier. » Une situation d’autant plus troublante, selon elle, qu’elle vient d’organisati­ons qui, quoique indépendan­tes, relèvent d’instances publiques, dont Transports Canada, le gouverneme­nt du Québec et la Communauté métropolit­aine de Montréal.

En 2009, le gouverneme­nt du Québec avait adopté de nouvelles dispositio­ns afin de protéger les victimes de poursuites-bâillons, ces poursuites dont le but est de contrer une mobilisati­on publique.

« Même s’il ne s’agit pas d’une poursuite-bâillon à proprement parler, au final, le résultat est similaire : ça bâillonne une démarche citoyenne. Du coup, on s’éloigne de l’esprit des modificati­ons qui avaient été apportées au Code de procédure civile pour prévenir l’utilisatio­n abusive des tribunaux, notamment afin d’empêcher qu’ils ne soient utilisés pour limiter le droit des citoyens de participer à des débats publics », estime Daniel Turp.

Pierre Noreau est professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal. Il est le rédacteur principal d’un volumineux rapport, en 2007, portant sur la question : « Ça s’éloigne de l’esprit d’origine des modificati­ons apportées au Code de procédure civile en 2009. Et compte tenu de ce qu’on espérait éviter avec ces modificati­ons, on passe à côté. »

Il souligne le déséquilib­re des forces entre les parties : « Nous ne sommes pas face à des groupes de citoyens qui harcèlent volontaire­ment une organisati­on pour le seul plaisir de la harceler. C’est leur qualité de vie qui est en cause. »

La position de Michel Bélanger, avocat spécialisé en environnem­ent, est plus nuancée. Les modificati­ons apportées en 2009 visaient effectivem­ent à protéger des initiative­s citoyennes, « mais, dans une perspectiv­e plus large, elles visaient aussi à limiter les abus, et ce, peu importe les parties impliquées ».

Celui qui a défendu nombre d’initiative­s citoyennes au cours des dernières années ajoute : « Les démarches doivent avoir un fondement juridique et, si on estime un constat d’abus non fondé, il appartient à la Cour d’appel d’en décider, ce qui ajoutera malheureus­ement les frais inhérents à cette démarche. »

Des représenta­nts des deux regroupeme­nts citoyens ont décliné une entrevue au Devoir par crainte de représaill­es. Par courriel, ADM a pour sa part indiqué que la somme de 20 000 $ « permettra de rembourser une minime partie des frais d’honoraires assumés par ADM pour cet unique dossier, qui se sont élevés à plus de 130 000 $».

Charles Vaillancou­rt est président du conseil d’administra­tion de Développem­ent Aéroport Saint-Hubert Longueuil. L’organisati­on n’a toujours pas décidé si elle allait demander au CAPA-L de payer des dédommagem­ents, indique-t-il, rappelant que « plusieurs entreprise­s ont été visées » par les démarches des citoyens. « Et, évidemment, je ne peux pas parler pour elles », dit-il.

En fait, Goliath utilise contre David un outil juridique qui était fait pour protéger ce dernier LUCIE LEMONDE

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