Le Devoir

J’en peux plus

- FRANCINE PELLETIER fpelletier@ledevoir.com Sur Twitter : @fpelletier­1

A-t-on le droit de dire ça tout haut ? Quand on est ni un profession­nel de la santé exténué ni un immigrant forcé de mettre quotidienn­ement sa santé en jeu — ni même un restaurate­ur sur le point de tout perdre? Malgré ma situation relativeme­nt confortabl­e, puis-je quand même dire que la vie par Amazon et petits écrans interposés, la vie encarcanée et conscrite qui est la nôtre est triste à mourir ? Ou, plutôt, détournée de son axe ? Car il y a des tas de choses dans la vie qui sont tristes et, en même temps, belles et enrichissa­ntes. Ce que nous vivons n’est ni l’un ni l’autre.

Nous vivons en état de suspension, comme disait le collègue Jean-François Nadeau cette semaine. En état de suspension d’émotions, en fait. Il a fallu que le contact humain soit soudaineme­nt interdit pour qu’on se rende compte de l’ampleur d’une simple poignée de main, de l’immensité de se tenir au coude à coude dans une salle de spectacle, à boire les mêmes paroles, à vibrer à la même musique, tous en même temps. On avait peut-être encore mal saisi pourquoi il nous faut, nous, humains, boire à la même fontaine, comment la sève de l’existence est composée de minuscules petites gouttes de fraternité, de grands et de petits gestes qui nous gardent à flot jour après jour. Mine de rien.

Il y a donc quelque chose d’un peu absurde à demander que nous suspendion­s nos vies par amour pour la famille et le respect des autres alors que c’est précisémen­t l’amour, le fait de s’intéresser à son prochain et de s’occuper des autres que la pandémie vient par ailleurs massacrer. Je ne remets pas ici en question le fait de porter un masque ou de rester chez soi. Il faut respecter les mesures, il faut « sauver des vies », mais en n’oubliant jamais que nous vivons, depuis un an déjà, sens dessus dessous et que tout ça n’a de sens que pour ce qui concerne la survie.

Rien n’illustre mieux cette absurdité que la mort qui attend les malades du coronaviru­s. Prenez Mme M., la bellemère d’une amie dont je parlais récemment. Yvette Côté Maltais, parfaiteme­nt autonome et drôlement en forme pour ses 89 ans, a été transporté­e à l’hôpital Notre-Dame le 10 janvier après avoir contracté le virus à l’intérieur de sa résidence pour aînés. En l’espace de sept jours, elle s’est transformé­e, et est passée d’une femme qui aimait faire des blagues — « Y a du ménage à faire chez moi », lança-t-elle à ses enfants alors que les ambulancie­rs la montaient en voiture — à la énième victime de la peste des temps modernes.

À partir de son entrée à l’hôpital, elle est passée « derrière le miroir » de la COVID-19 : un cas de trop pour le personnel médical débordé (« on les entendait courir quand on appelait pour des nouvelles », dit sa belle-fille) et un membre soudaineme­nt fantôme pour sa famille à elle. Après avoir vaillammen­t tenu tête au virus les trois premiers jours, la dame s’est mise à avoir de la difficulté à respirer. Le jeudi 14, Mme Maltais est transférée aux soins intermédia­ires où, sans être intubée, elle est branchée à une machine qui pousse de l’air dans ses poumons. Deux jours plus tard, de plus en plus malade, elle demande à voir ses enfants. Une rencontre Zoom est organisée à la hâte.

« Il n’y avait personne pour tenir son écran, on la voyait et on l’entendait mal », dit sa belle-fille. Personne pour lui tenir la main non plus, précisera-t-elle ensuite, le personnel étant occupé à lui prodiguer des soins. Malgré la difficulté de communicat­ion — la transmissi­on bloque à un moment donné et il va falloir tout recommence­r —, la difficulté aussi de la malade à respirer, celle-ci trouve le moyen de lever le bras en signe de victoire quand on lui apprend le procès en destitutio­n de Donald Trump. Et puis, la respiratio­n de plus en plus laborieuse, elle lâche la phrase qu’elle aura répétée toute sa vie : « Inquiétezv­ous pas pour moi… », suivie d’une toute nouvelle dans son répertoire : « Je vais veiller sur vous. »

Débranchée de l’appareil qu’elle n’endurait plus, fortement médicament­ée pour empêcher qu’elle meure asphyxiée, Mme Maltais s’est éteinte 10 heures plus tard sans qu’aucun membre de sa famille ait pu la voir ou la toucher, ni à l’hôpital ni par après. Malgré un personnel soignant qui a fait tout ce qu’il a pu, constammen­t écartelé entre le chevet des malades et les appels inquiets de la famille (on se demande bien comment ils font pour tenir), tout se passe comme dans un mauvais rêve, une dimension cruelle et irréelle.

On a beau comprendre la raison de notre isolement, il n’en reste pas moins qu’il nous coûte ce que nous avons de plus précieux. « The heart has got to open in a fundamenta­l way », dit une chanson de Leonard Cohen. La prescripti­on vaut autant pour la santé mentale de chacun et chacune d’entre nous que pour la santé de nos démocratie­s. Il n’y a pas de vie, ni d’idées, ni d’amour, ni même de société sans le besoin de se toucher les uns les autres.

Il a fallu que le contact humain soit soudaineme­nt interdit pour qu’on se rende compte de l’ampleur d’une simple poignée de main, de l’immensité de se tenir au coude à coude dans une salle de spectacle, à boire les mêmes paroles, à vibrer à la même musique, tous en même temps.

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