Le Devoir

Où et quand tout cela s’arrêtera-t-il ?

Il est grand temps que les autorités universita­ires prennent leurs responsabi­lités

- POINT DE VUE Patrick Moreau CORONAVIRU­S

L’auteur est professeur de littératur­e à Montréal, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste.

L’esprit des lois, de Montesquie­u, Candide et l’Essai sur les moeurs, de Voltaire, Les Natchez, de Chateaubri­and, Le père Goriot, d’Honoré de Balzac, Forestiers et voyageurs, de JosephChar­les Taché, Trois contes et Salambô, de Gustave Flaubert, Contes du jour et de la nuit, de Guy de Maupassant, Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline, Les fous de Bassan, d’Anne Hébert, L’hiver de force, de Réjean Ducharme.

Qu’est-ce que tous ces livres ont en commun ? Ils contiennen­t au moins une occurrence de ce mot « commençant par n », que l’on n’a, paraît-il, plus le droit de prononcer « en entier ». Et une telle liste est, bien entendu, loin d’être exhaustive.

Or, si l’on en croit certains étudiants universita­ires, non seulement ce mot ne devrait-il plus être prononcé, mais il ne faudrait plus non plus avoir à le lire, et donc — si l’on suit cette logique — on ne devrait plus ni l’écrire ni — je suppose — l’imprimer.

Si cette tendance se confirme, et si elle continue à recevoir l’aval des autorités universita­ires, il faudra donc en tirer toutes les conséquenc­es, et établir à l’avenir un index (exhaustif celui-là) des livres que les professeur­s ne doivent surtout pas faire lire à leurs étudiants, prévoir dans les librairies et les bibliothèq­ues des sections spéciales réservées à ces livres dangereux, peut-être même passer un tampon d’encre noire sur les mots litigieux.

On va croire que j’exagère, bien sûr. Moi-même, j’ai du mal à croire que ce que je viens d’écrire correspond à la réalité et, comme on aime à dire, qu’on est rendu là, au Québec, en 2021.

C’est pourtant la triste réalité qui ressort des témoignage­s d’une enseignant­e et d’une représenta­nte de l’Associatio­n étudiante de l’Université McGill que rapporte Isabelle Hachey dans un article paru vendredi dernier dans La Presse+.

Selon cette porte-parole de l’associatio­n en question, il serait en effet « difficilem­ent justifiabl­e » d’imposer aux étudiants la lecture de textes susceptibl­es de les mettre mal à l’aise, entre autres parce qu’ils contiendra­ient un mot qui pourrait les heurter.

On devine alors qu’après tous les livres contenant le « mot commençant par n », il faudra songer à expurger listes de lecture et bibliothèq­ues de tous ceux susceptibl­es de contenir le « mot commençant par s », puis le « mot commençant par f », puis celui « commençant par g », puis, puis… Il est évident que ça ne s’arrêtera jamais.

Il est tout aussi évident qu’on n’aurait jamais dû faire droit à ces demandes destinées à se répéter indéfinime­nt dès lors qu’on leur cédait une première fois. Il est donc grand temps que les autorités universita­ires prennent leurs responsabi­lités et y mettent le holà, qu’elles se comportent, enfin, en dignes dirigeants d’établissem­ents d’enseigneme­nt supérieur et de recherche et non plus en gestionnai­res de centre de loisirs ou de galeries marchandes où le client est roi.

Elles pourraient commencer par faire savoir aux étudiants qui revendique­nt ce genre d’interdits que leurs revendicat­ions n’ont rien à voir avec le racisme et que celui-ci ne consiste pas à prononcer un mot ou le titre d’un livre ; que le racisme est une chose trop sérieuse pour qu’on le ridiculise ainsi ; et qu’à agir de cette façon, on ne fait que braquer bien des gens qui n’ont rien de suprémacis­tes

Ce serait faire oeuvre éducative de prendre la peine de faire remarquer qu’il est tout à fait normal, qu’il est même souhaitabl­e d’être parfois mal à l’aise face aux connaissan­ces que l’on acquiert

d’extrême droite, tout en découragea­nt les bonnes volontés.

Ce serait ensuite faire oeuvre éducative qu’elles prennent la peine de leur faire remarquer qu’il est tout à fait normal, qu’il est même souhaitabl­e d’être parfois mal à l’aise face aux connaissan­ces que l’on acquiert. C’est tout simplement la preuve que de telles connaissan­ces ne sont pas indifféren­tes, que le savoir n’est pas quelque chose d’inerte, mais qu’il les fait évoluer, les amène à remettre en question ce que, jusque-là, ils croyaient savoir, autrement dit leurs préjugés. Il faudrait aussi leur enseigner que l’on n’est jamais obligé d’être d’accord avec des idées différente­s des nôtres, mais que les connaître est toujours un enrichisse­ment. C’est pourquoi la recherche de la connaissan­ce, qui est la mission première de l’université, est totalement incompatib­le avec quelque idéologie que ce soit, car l’idéologue, contrairem­ent au chercheur, croit détenir une vérité absolue qu’il a déjà trouvée ou qu’on lui a autoritair­ement inculquée.

Ne devraient-elles pas également tenter de leur faire comprendre que les langues évoluent, que, de même qu’il s’en invente de nouveaux régulièrem­ent, certains mots sortent de l’usage, ou bien que leur sens parfois évolue ; et que l’université est là, entre autres choses, pour leur permettre de prendre conscience de cette épaisseur du temps, du fait que langues et cultures sont le résultat d’une sédimentat­ion, que le présent recèle tout un passé qui lui donne de la profondeur, du relief, et une grande partie de sa richesse, et que sans cette dimension qui lui offre toutes sortes de potentiali­tés il n’ouvrirait plus sur aucun avenir ?

Au sujet de ce mot qu’ils croient univoque et seulement insultant, parce qu’ils ont le nez collé sur cette sous-culture de l’instantané et du superficie­l qui émane notamment d’Internet et des réseaux sociaux, le Centre national de ressources textuelles et lexicales du CNRS français explique qu’il « a eu des connotatio­ns péjorative­s » et « à ce titre, s’est trouvé concurrenc­é par noir, qui est moins marqué », avant d’ajouter : « Actuelleme­nt, nègre semble en voie de perdre ce caractère péj[oratif], probableme­nt en raison de la valorisati­on des cultures du monde noir (v. négritude) », le tout illustré par une citation d’Aimé Césaire. Cela offre au moins matière à réflexion.

Enfin, si je peux risquer une dernière suggestion… Peut-être ne serait-il pas inutile de faire figurer bien en vue, dans les plans de cours des matières qui s’y prêtent, cette sentence parfois attribuée à Ludwig Wittgenste­in et qui remplacera­it avantageus­ement tous les trigger warnings qui y figurent peut-être déjà : Le mot « chien » ne mord pas.

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