La maison Beaupré malmenée
À Saint-Sulpice, une maison québécoise du XVIIIe siècle, la plus vieille des environs, risque de tomber prochainement sous le pic des démolisseurs. Construite vers 1773, cette demeure de pierres a été occupée par le député Benjamin Beaupré, dont toute la famille a eu une forte influence sur le développement de la région.
Le député Beaupré était le grand-père du légendaire Édouard Beaupré, connu sous le nom du « Géant Beaupré » (1881-1904), un homme à la taille démesurée de 2,5 mètres (8 pieds et 3 pouces).
Saint-Sulpice, qui compte 3500 citoyens, est située en bordure du fleuve Saint-Laurent, à une cinquantaine de kilomètres en aval de Montréal. Sur sa page d’accueil Internet, la municipalité présente la maison Beaupré parmi ses lieux les plus importants. Elle signale la demeure comme « la plus ancienne résidence de pierre de la paroisse ».
« C’est malheureux, concède d’emblée Suzanne Lessard, courtière immobilière chargée de vendre cette demeure ancestrale. C’était sans doute une très belle propriété. Mais ils l’ont défigurée. C’est moins cher de la détruire
À SaintSulpice, la demeure a été occupée par le député Benjamin Beaupré, grand-père du « Géant Beaupré »
pour reconstruire. » L’ancienne résidence de ferme maintenait encore, jusqu’il y a quelques années, les apparences de ses origines. En 2011, cependant, la municipalité a accordé un permis pour l’agrandir dans un style tout à fait différent.
Au moment de mettre la maison en vente, Suzanne Lessard dit avoir téléphoné à la municipalité pour s’informer. « Elle n’est plus considérée comme patrimoniale. Ça dépend des villes. J’ai pris des renseignements. Certaines municipalités sont plus sévères. À Saint-Sulpice, c’est vraiment libre de faire presque ce qu’on veut [avec une vieille maison], mais on ne peut pas reconstruire n’importe quoi ensuite. » Une maison moderne jouxte désormais, à quelques mètres, l’ancestrale.
À la municipalité, Daniel Cousineau confirme au Devoir qu’une demande de démolition a bel et bien été faite, mais qu’elle n’a pas été accordée parce que non conforme.
« Toutes les taxes n’avaient pas été payées, donc on ne peut pas délivrer le permis. Si j’avais eu une demande complète, j’aurais dû délivrer un permis de démolition. »
Dans sa description officielle de vente, Suzanne Lessard souligne que la maison de plus de 350 ans peut être démolie sans difficulté, faute de toute forme de protection de la part de la municipalité. Selon le langage télégraphique de ce type d’annonce, elle écrit : « Maison principale, a besoin d’importantes rénos ou démolition, qui est acceptée
par la ville car n’a pas le statut patrimonial. » La municipalité propose pourtant à ses visiteurs un circuit touristique où cette maison compte au petit nombre de ses éléments les plus importants. Neuf bâtiments seulement retiennent son attention, dont celui-là. La maison qui s’offre à la vue des passants est d’ailleurs bordée, du côté du trottoir, par un large panneau explicatif sur son histoire et son importance, même si on l’a laissée se dégrader ces dernières années.
Sur ce marqueur officiel, on peut voir la maison dans toute sa splendeur, avec son toit de tôle, sa vaste galerie dont les montants sont ornés d’aisseliers aux allures d’enluminures et d’une rambarde dont les motifs forgés ressemblent à ceux d’autrefois. Les fenêtres originales à carreaux sont ornées de volets de bois. Cette maison a été considérablement altérée au cours des dernières années, faute d’une législation encadrant les pratiques urbanistiques dans la municipalité, ce que reconnaît volontiers cette dernière par la voix de son officier.
« On n’a rien de cité patrimonial à Saint-Sulpice, à part l’église, je crois, explique Daniel Cousineau. On a déposé [lundi] un projet de règlement pour que les permis de démolition passent désormais par un processus d’évaluation. »
Un citoyen qui souhaite démolir devra démontrer, par un rapport officiel, que le bâtiment visé n’a pas de valeur patrimoniale suffisante ou qu’il coûterait trop cher pour remettre les lieux en état. Les possibilités d’obtenir de tels rapports sont nombreuses, convient Daniel Cousineau. « Mais la municipalité pourrait demander une contre-expertise. » Daniel Cousineau est aussi au fait que certains propriétaires laissent volontiers se dégrader les lieux pour pouvoir les démolir.
En 2011, la maison Beaupré, bien que tricentenaire, a été banalisée par l’ajout d’une vaste annexe latérale, dépareillée avec le toit à coyau de la structure d’origine à mansardes. Le tout a transformé l’allure de la propriété, désormais parée de vastes fenêtres panoramiques.
Pas de règlement
La municipalité, explique Daniel Cousineau, n’a pas de règlement pour baliser de tels ajouts. « C’est le conseil municipal, comme ailleurs, qui est souverain. » S’il n’y a pas de règlement, le fonctionnaire ne fait qu’appliquer la loi. « J’ai beau avoir toutes sortes d’idées sur ce qui devrait être fait, je ne suis pas autorisé à les faire valoir pour retarder un projet. »
Nouveau règlement ou pas, cette maison du XVIIIe siècle québécois risque d’être rasée comme d’autres l’ont été dans cette municipalité. « J’ai une promesse d’achat en train de se conclure », explique Suzanne Lessard. Toutes les personnes intéressées étaient d’ailleurs des entrepreneurs qui avaient l’intention de la raser, précise-t-elle. « C’était tout du monde qui la regardait pour la raser. » Si la promesse d’achat en cours se confirme, la maison serait démolie à l’été, confie la courtière immobilière au Devoir.
Saint-Sulpice est connu pour avoir été le port d’attache de Paul Gouin, chef de l’Action libérale nationale, une figure politique importante du Québec des années 1930. Avec Maurice Duplessis, Gouin va fonder l’Union nationale. Fils du premier ministre Lomer Gouin, Paul a employé la seconde moitié de sa vie à protéger des bâtiments anciens du Québec, en siégeant notamment à la tête de la Commission des monuments historiques. Sa résidence d’été aux allures de moulin, construite en 1934 à Saint-Sulpice, ne fait non plus l’objet d’aucune protection de la part de cette municipalité.