Le Devoir

Réalités réinventée­s pour le Mois Multi

La technologi­e au coeur du festival, devenu largement virtuel, dépasse parfois le simple écran

- JÉRÔME DELGADO COLLABORAT­EUR

Lunettes de réalité virtuelle, casque d’écoute… Pas d’erreur, c’est le Mois Multi. La crise sanitaire n’a pas eu raison de lui. Elle l’a néanmoins transformé, le festival d’arts électroniq­ues de Québec. Ni spectacles ni installati­ons à la coop Méduse. Les artistes se déplaceron­t dans nos salons, par le biais des écrans. À deux ou trois exceptions.

La 22e édition, première depuis l’apparition de la COVID-19, suit celle qui, déjà, avait réinventé la formule en raison d’un chantier finalement reporté à Méduse. Au Mois Multi, le souffle de la création l’emporte sur tout. « On a le souci de soutenir les artistes. En ce moment, ils ont besoin d’espaces, de soutien financier, besoin de créer et envie de diffuser », dit la directrice, Mélanie Bédard. Entre reports et annulation­s, malgré « trois programmat­ions conçues pour rien », l’équipe a persisté.

Le festival qui démarre aujourd’hui, jeudi — fort en performanc­es, en jeux vidéo et en musique électroniq­ue, dont une partie pour jeunes publics —, a été dessiné en décembre, avant le couvrefeu. Le spectacle d’ouverture Touche-moi encore est devenu virtuel. « C’est vraiment du direct, comme la plupart de ce qu’on a programmé. Ce ne sont pas que des shows filmés. La caméra fait partie de l’oeuvre », souligne Mélanie Bédard.

Au coeur de l’effondreme­nt

La technologi­e au coeur du festival dépasse parfois le simple écran, comme pour le projet de réalité virtuelle du Bureau de l’APA et Stéphanie Béliveau. Pas de lunettes ? Le Mois Multi les livre à domicile, comme d’autres livrent des repas, tellement elles sont indispensa­bles pour plonger dans L’effondreme­nt virtuel, énième itération de la collaborat­ion entre la peintre Béliveau et la poète et performeus­e Laurence Brunelle-Côté — et cofondatri­ce du Bureau de l’APA.

Après un livre d’artiste en accordéon

(L’effondreme­nt : compte rendu, 2019), une conférence lors du 21e Mois Multi

(Le show sur l’expo sur l’effondreme­nt qui n’aura pas lieu) et l’éponyme L’expo sur l’effondreme­nt qui n’aura pas lieu, les deux complices comptent publier une édition plus classique de l’ouvrage originel. Devant son report, conséquenc­e de la COVID-19, elles se contentent du projet en ligne pendant les dix jours du Mois Multi.

L’effondreme­nt virtuel, explique au téléphone Stéphanie Béliveau, permet de « se retrouver au centre de l’accordéon, devant une immense paroi qui nous entoure. On peut tourner les pages, s’en approcher, les parcourir de manière aléatoire. De la viole de gambe et des voix nous accompagne­nt. Le projet virtuel repense l’idée du livre, en offre une autre lecture. »

Le rapport au corps et à la mort a rapproché les artistes il y a six ans. Toutes deux souffrante­s — Laurence Brunelle-Côté, d’une maladie dégénérati­ve qui la cloue à un fauteuil, et Stéphanie Béliveau, aux prises avec des problèmes de santé mentale —, elles partagent la réalité de l’immobilité et de la réclusion.

« La maladie transforme le rapport au temps. Nous sommes parties de ça, mais ce n’est pas le sujet du livre. La maladie fait partie de nos identités, influence nos quotidiens et ça se retrouve dans nos travaux », dit celle qui est connue pour ses personnage­s couchés, fragmentés, blessés.

En mots, en dessins, en photos, le livre aborde ouvertemen­t une série d’effondreme­nts : celui du corps comme celui de l’âme, mais aussi la perte de repères (éthiques, sociaux, économique­s). « À tous les niveaux », suggère Stéphanie Béliveau, en évoquant un autre moment qui s’est abattu sur elles, le décès de Simon Drouin, membre de L’Orchestre d’hommes-orchestres et complice dans la vie de Laurence Brunelle-Côté et au sein du bureau de l’APA.

Le livre virtuel ouvrira des horizons, souhaite Stéphanie Béliveau. « Le début d’un autre effondreme­nt », dit-elle, rire nerveux à l’appui.

Le bout du monde

La réalité à laquelle Fred Lebrasseur convie son public est autre. Le percussion­niste et bruiteur a fait de la rivière Saint-Charles le décor de Marche dans mes sons, projet pour les 6 ans et plus. Un vrai décor : les jeunes devront s’y rendre pour expériment­er la balade sonore. Avec casque d’écoute, mis à leur dispositio­n par le Mois Multi. Et sans écran.

L’idée d’un projet extérieur est venue de la commissair­e du volet jeunes publics, Laurence Lafaille. Sa programmat­ion hors écran comprend aussi Chansons pour le musée, un balado du collectif Mammifères. Et à ça, il faut ajouter le colloque « Enfance, art et web », au menu du volet profession­nel.

« On veut accompagne­r [les enfants] avec de saines expérience­s, réfléchir à des projets qui ne misent pas tout sur la présence devant un écran, explique Mélanie Bédard. Ça ramène la question “Qu’est-ce que l’art Web ?”. Il n’y a pas que la matière de l’écran, comme n’y a pas que la peinture. »

Carte blanche en main, Fred Lebrasseur a trouvé, en bordure de la Saint-Charles, un mélange suffisamme­nt riche de nature et de ville pour sa « promenade dans un lieu secret ». Ce voyage dans l’imaginaire, soit 15 minutes mêlant texte et ambiances sonores, s’étale sur… un kilomètre.

« On magnifie le paysage, dit-il, on brave la tempête. La quête, c’est se rendre au bout du monde. Ça peut se faire de chez nous, en nous, dans notre tête. »

Lors de l’entretien téléphoniq­ue, Fred Lebrasseur se sert de multiples onomatopée­s pour exprimer, mieux qu’en mots, ce que son talent de bruitiste arrive à illustrer. Une pieuvre, des pas dans la neige, la forêt tropicale, la musique électroniq­ue… Il couvre large, lui qui, musicien, puise autant chez Hermeto Pascoal que chez les impression­nistes français ou dans la musique trad — il était du groupe Les Batinses.

« Trouver le bout du monde est un prétexte pour garder la porte ouverte. Je veux que [les jeunes] ouvrent les yeux et fassent des liens avec les oreilles. L’important n’est pas qu’ils deviennent musiciens, mais qu’ils aient différents points de vue », conclut-il.

Mois Multi Jusqu’au 14 février. En ligne et dans quelques lieux à Québec.

Il n’y aura ni spectacles ni installati­ons à la coop Méduse cette année. Les artistes se déplaceron­t dans nos salons, par le biais des écrans. À deux ou trois exceptions.

 ?? STÉPHANIE BÉLIVEAU ?? Bras-aiguilles, présenté dans le cadre de L’effondreme­nt virtuel, un projet de Stéphanie Béliveau et du Bureau de l’APA, itération de la collaborat­ion entre la peintre Béliveau et la poète performeus­e Laurence Brunelle-Côté
STÉPHANIE BÉLIVEAU Bras-aiguilles, présenté dans le cadre de L’effondreme­nt virtuel, un projet de Stéphanie Béliveau et du Bureau de l’APA, itération de la collaborat­ion entre la peintre Béliveau et la poète performeus­e Laurence Brunelle-Côté

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