Le Devoir

La mort, loin des siens

- ISABELLE PARÉ

Le Québec est sur le point de franchir le jalon funeste des 10 000 morts de la COVID-19, symbole douloureux d’un deuil collectif. Des dizaines de milliers de familles ont été endeuillée­s dans des conditions sans précédent dans l’histoire. Le deuil pandémique : un énième symptôme de la maladie ?

Le téléphone sonne. Au bout du fil, le CHSLD annonce à Sylvie que son père se meurt de la COVID. Une affaire de minutes. Accrochée à son cellulaire comme à une bouée de secours, elle implore l’infirmière de serrer la main de son père et de lui glisser à l’oreille : « Je t’aime papa. T’as été un père magnifique. » Mais un long « Biiiiip ! » strident l’interrompt. Le signal lugubre que le coeur de son père s’est arrêté de battre. Là. En direct.

Au sommet de la 1re vague, des milliers de familles ont été plongées dans des deuils atroces, des morts vécues à distance, privées d’un dernier regard, d’un dernier toucher. Aux fins de vie escamotées se sont ajoutées des cérémonies désincarné­es, sans accolades réconforta­ntes.

La mort dépouillée de ses rites sociaux est devenue la norme de 2020 et continue de peser lourd dans la vie de nombreux Québécois, observent plusieurs spécialist­es du deuil.

La fin déchirante vécue par Sylvie n’est qu’un exemple parmi les dizaines rapportés à la chercheuse Mélanie Vachon, dans le cadre d’une vaste enquête entreprise le printemps dernier sur l’impact du deuil en temps de pandémie, financée par les Instituts de recherche en santé du Canada.

« On peut vraiment parler d’une situation de “deuil pandémique” tant la pandémie a eu un impact singulier sur la fin de vie et le deuil de milliers de personnes », assure la professeur­e de psychologi­e de l’UQAM, chercheuse au Réseau québécois de recherche sur les soins palliatifs et de fin de vie.

Conditions sanitaires obligent, des centaines de personnes ont vu leur mère ou leur père s’éteindre sur Skype et autres avatars, ou dû balbutier d’ultimes confidence­s par pixels interposés. Autant de conditions irréelles favorables à l’émergence de deuils traumatiqu­es, relance cette chercheuse.

« Des collègues me parlent de familles qui se sont cachées dans des garde-robes pour pouvoir assister aux derniers instants de leurs parents », affirme la travailleu­se sociale Sophie Chartrand, spécialisé­e en accompagne­ment de deuil.

À la détresse des familles sont venues s’ajouter la colère et l’impuissanc­e. « Les gens sont en colère, dit-elle. Ils ont l’impression qu’on leur a volé la mort de leurs proches, qu’on les a laissés mourir seuls. »

Claudine Massé, elle, a frappé de son poing le mur de béton de l’hôpital où sa mère de 85 ans, une ex-infirmière, a été emportée par la COVID en avril 2020. Elle n’a eu que quelques heures pour accourir au chevet de sa mère qu’elle a vue vivante une dernière fois, à travers un écran plastique. « On ne pouvait ni se toucher ni se rapprocher. Elle est morte le soir même, après une injection de morphine », se désole Claudine.

« J’ai perdu ma mère, mon emploi, puis mon appartemen­t, explique-t-elle. C’est un deuil qui n’en finit plus, car la vie normale ne reprend pas. Je n’ai pu prendre mon frère dans mes bras ni visiter ma famille. C’est un deuil stagnant. »

Épidémie de deuils

Jacques Cherblanc, professeur en sciences sociales à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQAR), prévoit rien de moins qu’une « épidémie de deuils compliqués », en raison de la crise sanitaire. « Des gens ont vécu des deuils traumatiqu­es. La pandémie les a privés d’accompagne­ment, et de socialisat­ion. Beaucoup de gens ont reporté, puis annulé tout simplement les funéraille­s. Tout ça peut mener à des complicati­ons du deuil, à des deuils prolongés, ou des dysfonctio­nnements sociaux et personnels. »

Des images traumatiqu­es continuent de hanter les familles et soignants qui ont été témoins lors de la première vague du décès de personnes mortes en CHSLD dans des conditions atroces.

« Je revois ces patients la bouche ouverte, incapables de respirer, morts seuls. Mes patients n’étaient pas soulagés. Ils me regardaien­t, me demandant de les aider. Je ne pouvais rien faire », témoigne une soignante encore habitée par des cauchemars, interrogée dans le cadre de la recherche menée par la chercheuse Mélanie Vachon.

« Cette fin de semaine là, on a eu 80 décès. Il n’y avait plus de place à la morgue. On ne savait plus quoi faire des corps. Des patients ont séjourné trop longtemps avec un partenaire de chambre décédé », rapporte aussi une jeune médecin, ébranlée par son expérience en CHSLD. Mélanie Vachon estime que certains soignants pourraient développer un trouble de stress posttrauma­tique, comparable à ce que peuvent développer certains militaires.

Ces images de morgues de fortune, érigées près des CHSLD, continuent aussi d’habiter l’esprit de plusieurs familles. D’autres restent sans voix par rapport aux décisions prises dans l’urgence pour leurs proches, quasiment associées à de l’euthanasie. « [On ne] lui a donné aucune chance. […] Deux piqûres pour qu’elle parte. J’ai pas eu rien à dire dans tout ça. Ça me revient tout le temps ce moment-là », témoigne une endeuillée, interviewé­e par l’équipe de Mélanie Vachon.

La chercheuse et plusieurs experts et familles de disparus ont pressé les gouverneme­nts de tenir une journée de commémorat­ion des victimes de la COVID. Une demande à laquelle a accédé le gouverneme­nt Legault et qui se concrétise­ra le 11 mars prochain. Un geste symbolique, soit,mais qui aidera à panser les plaies encore vives de plusieurs endeuillés de la pandémie, pense Mme Vachon.

Retrouver le sens

Pour Jacques Cherblanc, de l’UQAR, le deuil se décline en trois temps : l’accompagne­ment de fin de vie, le traitement du corps et le rituel associé aux funéraille­s. Or, la pandémie a bousculé les trois, minant ces étapes clés dans le cheminemen­t des endeuillés. « Si les gens ne trouvent pas de sens dans la perte de leur proche, ça affecte leur santé mentale. En plus du nombre de morts, la pandémie a fortement altéré l’aspect qualitatif de la mort », estime-t-il.

Mais tout n’est pas noir au chapitre du deuil « pandémique », insiste Sophie Chartrand. Cet électrocho­c a rappelé l’urgence de mieux vivre la fin de vie, tant pour ceux qui partent que pour ceux qui restent. Forcés à ralentir ou en télétravai­l en raison de la crise sanitaire, certains endeuillés ont pu reprendre leur souffle et vivre leur deuil plus posément en famille.

« Beaucoup de gens ont souffert de n’avoir pu vivre un deuil normal, soutient-elle, mais il y a eu aussi des expérience­s positives. Une créativité immense a été déployée pour réinventer les rituels de fin de vie. Qui sait si certains de ces rites ne resteront pas changés à jamais ? »

C’est un deuil qui n’en finit plus, car la vie normale ne reprend pas. Je n’ai pu prendre mon frère dans mes bras ni visiter ma famille. C’est un deuil » stagnant. CLAUDINE

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR La mort dépouillée de ses rites sociaux continue de peser lourd dans la vie de nombreux Québécois.
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VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR « On peut vraiment parler d’une situation de “deuil pandémique” tant la pandémie a eu un impact singulier sur la fin de vie et le deuil de milliers de personnes », illustre la professeur­e de psychologi­e de l’UQAM Mélanie Vachon.
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