Les chaînes de valeur déraillent
Devenues la norme au cours des dernières décennies, les chaînes d’approvisionnement mondiales se sont révélées plus fragiles qu’il n’y paraissait et donc plus coûteuses. Et puis, il n’y a pas que leurs coûts qui compteront dans l’avenir.
La pandémie de COVID-19 avait commencé au Canada avec un problème d’approvisionnement en masques et en vêtements de protection de l’étranger et elle se poursuit aujourd’hui avec une course aux doses des divers vaccins, eux aussi produits à l’étranger. Les Canadiens ne s’y feront plus prendre, a promis lundi leur premier ministre, Justin Trudeau, en annonçant l’ouverture, à Montréal, peut-être avant la fin de l’année, d’une usine capable de produire deux millions de doses par mois.
Si seulement c’était le seul problème que rencontre actuellement la capacité productrice des entreprises canadiennes. Aux prises, les quatre dernières années, avec un président américain qui avait mis le commerce mondial sens dessus dessous au point de forcer une renégociation en catastrophe de l’Accord de libre-échange nord-américain, ces dernières se retrouvent aujourd’hui avec un remplaçant qui promet de resserrer les règles américaines d’achat chez nous au point où elles craignent maintenant de devoir déménager une partie de leur production au sud de la frontière.
Ces perturbations des chaînes de valeur mondiales sont moins extraordinaires qu’on ne le croie, observait cet été un rapport de la firme de consultants McKinsey. Des conflits commerciaux entre pays aux catastrophes naturelles, en passant par les conflits politiques internes, les crises économiques et autres malédictions, on y estime que des perturbations majeures de la production mondiale surviennent toutes les 3,7 années et coûtent aux entreprises l’équivalent de presque la moitié d’un an de revenus chaque décennie, les pertes les plus lourdes étant essuyées dans les secteurs aéronautique (67 % des revenus), automobile (56 %), minier (47 %) et pétrolier (46 %).
Faire le ménage
Il faut dire que la mondialisation a si bien fait son oeuvre que les entreprises technologiques comptent en moyenne 125 fournisseurs principaux et peuvent avoir dix fois plus de fournisseurs secondaires éparpillés dans le monde. Chez le fabricant américain d’équipements informatiques Dell, on parle d’un total de 4800 fournisseurs qui sont autant de pièces d’un délicat engrenage.
De plus en plus conscientes des risques auxquels elles s’exposent, les multinationales à la tête de ces effrayantes toiles d’araignée cherchent des moyens de mieux se protéger, en commençant par mettre en place des systèmes leur permettant d’avoir une meilleure vue d’ensemble et de suivre en temps réel le fonctionnement de leurs chaînes d’approvisionnement. Plusieurs cherchent aussi à toujours disposer d’au moins deux fournisseurs, au cas où quelque chose arriverait à l’un d’eux, et ont décidé d’augmenter leurs inventaires de produits critiques.
Il est question aussi de raccourcir les chaînes d’approvisionnement et de les concentrer en certains points géographiques, pour en réduire l’exposition à trop de dangers, mais aussi pour en augmenter la vitesse et l’agilité de production. Mais toutes les activités de production ne se déplacent pas facilement. On peut déménager une usine, mais pas une mine, et il ne sert à rien de s’établir dans une région si on n’y trouve pas les fournisseurs et les travailleurs qualifiés nécessaires. McKinsey a calculé qu’entre le sixième et le quart des exportations mondiales pourraient ainsi être relocalisées, pour une valeur totale de 2900 à 4600 milliards de dollars américains.
Transformations fondamentales
L’escalade de la tension commerciale, notamment entre les États-Unis et la Chine, ces dernières années fait planer le spectre d’un grand « découplage » économique entre les deux géants qui forceraient chaque pays et chaque entreprise à choisir son camp. Une telle séparation économique n’est pas réaliste tellement les deux mondes sont intimement intégrés, écrivait il y a un an le professeur de HEC Montréal Ari Van Assche dans Option politique. Et puis, « aucune entreprise canadienne ayant un peu d’ambition et deux sous de jugeote ne se privera du marché chinois », a fait valoir cette semaine Peter Hall, économiste en chef d’Exportation et Développement Canada, en entretien au Devoir.
Ce ne sont pas les seuls facteurs dont les entreprises devraient tenir compte lorsqu’elles se penchent sur leurs chaînes de valeur, a souligné le mois dernier un rapport du Forum économique de Davos. Les chaînes de huit secteurs industriels (l’alimentation, la construction, les biens de grande consommation, l’électronique, l’automobile, les services professionnels et le cargo) comptent à elles seules pour plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Or, comme la plupart des solutions existent déjà, l’élimination complète de ces GES ne coûterait presque rien à moyen terme (de +1 % à 4 % du prix final) si seulement les entreprises parvenaient à avoir une image claire de leurs propres chaînes d’approvisionnement et fixaient des objectifs tout aussi clairs à leurs fournisseurs.