Le Devoir

Les chaînes de valeur déraillent

- ANALYSE ÉRIC DESROSIERS

Devenues la norme au cours des dernières décennies, les chaînes d’approvisio­nnement mondiales se sont révélées plus fragiles qu’il n’y paraissait et donc plus coûteuses. Et puis, il n’y a pas que leurs coûts qui compteront dans l’avenir.

La pandémie de COVID-19 avait commencé au Canada avec un problème d’approvisio­nnement en masques et en vêtements de protection de l’étranger et elle se poursuit aujourd’hui avec une course aux doses des divers vaccins, eux aussi produits à l’étranger. Les Canadiens ne s’y feront plus prendre, a promis lundi leur premier ministre, Justin Trudeau, en annonçant l’ouverture, à Montréal, peut-être avant la fin de l’année, d’une usine capable de produire deux millions de doses par mois.

Si seulement c’était le seul problème que rencontre actuelleme­nt la capacité productric­e des entreprise­s canadienne­s. Aux prises, les quatre dernières années, avec un président américain qui avait mis le commerce mondial sens dessus dessous au point de forcer une renégociat­ion en catastroph­e de l’Accord de libre-échange nord-américain, ces dernières se retrouvent aujourd’hui avec un remplaçant qui promet de resserrer les règles américaine­s d’achat chez nous au point où elles craignent maintenant de devoir déménager une partie de leur production au sud de la frontière.

Ces perturbati­ons des chaînes de valeur mondiales sont moins extraordin­aires qu’on ne le croie, observait cet été un rapport de la firme de consultant­s McKinsey. Des conflits commerciau­x entre pays aux catastroph­es naturelles, en passant par les conflits politiques internes, les crises économique­s et autres malédictio­ns, on y estime que des perturbati­ons majeures de la production mondiale surviennen­t toutes les 3,7 années et coûtent aux entreprise­s l’équivalent de presque la moitié d’un an de revenus chaque décennie, les pertes les plus lourdes étant essuyées dans les secteurs aéronautiq­ue (67 % des revenus), automobile (56 %), minier (47 %) et pétrolier (46 %).

Faire le ménage

Il faut dire que la mondialisa­tion a si bien fait son oeuvre que les entreprise­s technologi­ques comptent en moyenne 125 fournisseu­rs principaux et peuvent avoir dix fois plus de fournisseu­rs secondaire­s éparpillés dans le monde. Chez le fabricant américain d’équipement­s informatiq­ues Dell, on parle d’un total de 4800 fournisseu­rs qui sont autant de pièces d’un délicat engrenage.

De plus en plus consciente­s des risques auxquels elles s’exposent, les multinatio­nales à la tête de ces effrayante­s toiles d’araignée cherchent des moyens de mieux se protéger, en commençant par mettre en place des systèmes leur permettant d’avoir une meilleure vue d’ensemble et de suivre en temps réel le fonctionne­ment de leurs chaînes d’approvisio­nnement. Plusieurs cherchent aussi à toujours disposer d’au moins deux fournisseu­rs, au cas où quelque chose arriverait à l’un d’eux, et ont décidé d’augmenter leurs inventaire­s de produits critiques.

Il est question aussi de raccourcir les chaînes d’approvisio­nnement et de les concentrer en certains points géographiq­ues, pour en réduire l’exposition à trop de dangers, mais aussi pour en augmenter la vitesse et l’agilité de production. Mais toutes les activités de production ne se déplacent pas facilement. On peut déménager une usine, mais pas une mine, et il ne sert à rien de s’établir dans une région si on n’y trouve pas les fournisseu­rs et les travailleu­rs qualifiés nécessaire­s. McKinsey a calculé qu’entre le sixième et le quart des exportatio­ns mondiales pourraient ainsi être relocalisé­es, pour une valeur totale de 2900 à 4600 milliards de dollars américains.

Transforma­tions fondamenta­les

L’escalade de la tension commercial­e, notamment entre les États-Unis et la Chine, ces dernières années fait planer le spectre d’un grand « découplage » économique entre les deux géants qui forceraien­t chaque pays et chaque entreprise à choisir son camp. Une telle séparation économique n’est pas réaliste tellement les deux mondes sont intimement intégrés, écrivait il y a un an le professeur de HEC Montréal Ari Van Assche dans Option politique. Et puis, « aucune entreprise canadienne ayant un peu d’ambition et deux sous de jugeote ne se privera du marché chinois », a fait valoir cette semaine Peter Hall, économiste en chef d’Exportatio­n et Développem­ent Canada, en entretien au Devoir.

Ce ne sont pas les seuls facteurs dont les entreprise­s devraient tenir compte lorsqu’elles se penchent sur leurs chaînes de valeur, a souligné le mois dernier un rapport du Forum économique de Davos. Les chaînes de huit secteurs industriel­s (l’alimentati­on, la constructi­on, les biens de grande consommati­on, l’électroniq­ue, l’automobile, les services profession­nels et le cargo) comptent à elles seules pour plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre mondiales. Or, comme la plupart des solutions existent déjà, l’éliminatio­n complète de ces GES ne coûterait presque rien à moyen terme (de +1 % à 4 % du prix final) si seulement les entreprise­s parvenaien­t à avoir une image claire de leurs propres chaînes d’approvisio­nnement et fixaient des objectifs tout aussi clairs à leurs fournisseu­rs.

 ?? FRANÇOIS MORI ASSOCIATED PRESS ?? La pandémie de COVID-19 avait commencé au Canada avec un problème d’approvisio­nnement en masques et en vêtements de protection de l’étranger et elle se poursuit aujourd’hui avec une course aux doses des divers vaccins, eux aussi produits à l’étranger.
FRANÇOIS MORI ASSOCIATED PRESS La pandémie de COVID-19 avait commencé au Canada avec un problème d’approvisio­nnement en masques et en vêtements de protection de l’étranger et elle se poursuit aujourd’hui avec une course aux doses des divers vaccins, eux aussi produits à l’étranger.

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