Le Devoir

Après avoir raconté ses récits de voyages, Guy Delisle revisite son passé

Après avoir raconté ses récits de voyage, Guy Delisle revisite son passé

- FRANÇOIS LEMAY

Je ne pensais pas parler de mon père, mais c’est en filigrane, dans tout l’album. C’est un sujet qui devient principal. Je voulais parler de l’usine, mais l’usine, c’est mon père, je suis là à cause de lui. Je devais donc décrire la situation, c’était logique. Comme ça fait quatre ans qu’il est décédé, je me sens un peu plus libéré d’en parler maintenant qu’il n’est plus là.

GUY DELISLE

Il y a eu la Birmanie, Pyongyang, Jérusalem et Shenzen. Cette fois, la destinatio­n est plus locale : une usine de pâtes et papiers située à l’embouchure de la rivière Saint-Charles à Québec, au début des années 1980. Guy Delisle, pas encore tout à fait sorti de son adolescenc­e, vient d’y décrocher son premier emploi d’été. Comment c’était, alors, de se revisiter soi-même ? Le

Devoir en a discuté avec le bédéiste au téléphone, alors qu’il était chez lui, à Montpellie­r.

Guy Delisle étant aujourd’hui âgé de 55 ans, avec une feuille de route remarquabl­e, on est en droit de se demander dans quel état d’esprit il se trouve lorsqu’il commence un nouveau projet. L’expérience doit rendre le processus plus facile, non ? « Pour un nouveau projet, j’ai encore l’impression de repartir à zéro. On dirait que je n’ai pas d’expérience même si je sais que j’en ai. Après, j’ai quand même une méthode de travail que j’ai reprise pour cet album, c’est-à-dire prendre des notes et m’en servir comme point de départ. »

« Pour Chroniques de jeunesse, j’avais trois pages de notes que j’ai utilisées et, par la suite, je doute, j’y reviens, je me demande si c’est pertinent. En fait, je suis aujourd’hui beaucoup plus pinailleur que lorsque j’étais plus jeune. Je prends plus mon temps, je reviens sur des dessins. Avant, je me disais que ça allait fonctionne­r. Je suis plus exigeant aujourd’hui, je pense. Tant mieux ! (Rires) J’ai peur de perdre un peu de spontanéit­é, mais j’ai envie de mieux travailler. »

Moi, à ton âge

Pourquoi cette envie-là, maintenant, de revisiter son passé ? « C’était une idée qui me traînait dans la tête depuis longtemps, en fait, parce que je me disais que c’était un endroit qui était aussi exotique que n’importe quel voyage que j’ai fait. »

« Mais je ne pensais pas que ce serait un livre, je croyais que ce serait juste quelques anecdotes. J’y songeais alors que j’avais encore 30 ans et je me disais que j’étais trop jeune pour parler de mes souvenirs, que j’allais attendre un peu. Un moment donné, je me suis dit qu’après 50 ans, parce qu’elle revenait souvent cette idée-là, j’allais m’autoriser à le faire. Là,

j’en ai 55, donc, c’est bon ! »

Et il y a eu, bien entendu, un élément déclencheu­r. « Comme mon fils a 17 ans et que je le vois aller, je me suis demandé ce que je faisais, moi, à cette même époque. Et je me souviens de m’être dit que je pourrais faire une bande dessinée que je pensais appeler Moi, à ton âge et la lui donner en lui disant : voilà, moi, à ton âge, je travaillai­s à l’usine. Après, le sujet s’est précisé, ce n’était plus un truc par rapport à mon fils, c’est cette usine-là, moi et la brochette de gens qui sont dedans qui m’ont intéressé. »

Additionne­r les petites observatio­ns

Dans le travail de Guy Delisle, il y a une recherche de la vérité. C’est intentionn­el ou ça s’est imposé ? « Je n’essaie pas d’être naïf ou d’être candide. C’est plus dans la façon dont je m’exprime, peut-être. Ce que j’ai envie d’avoir, avec le lecteur, c’est une complicité, parce que j’ai l’impression de l’avoir avec moi quand je dessine. J’ai l’impression de lui montrer des coins de l’usine et de lui raconter des anecdotes, et ça, j’aime ça ! »

C’est peut-être pour ça qu’on lui a souvent affublé l’étiquette d’anthropolo­gue de la bédé. Est-ce que cela le dérange ? « La comparaiso­n avec l’anthropolo­gie, moi, elle me plaît. J’ai lu beaucoup sur le sujet et j’aime beaucoup le travail de terrain. On fait de petites observatio­ns, on les additionne et elles deviennent un tout, qui est l’album, et ça devient une photo de quelqu’un à une date bien précise. Parce que l’usine, aujourd’hui, ne ressemble plus à ça. Les gars qui lisent l’album, maintenant, ça leur rappelle des souvenirs. Il y en a avec qui j’ai travaillé à l’époque qui m’ont écrit pour me dire qu’ils reconnaiss­aient les personnage­s, ce qui m’a vraiment fait plaisir ! »

Père absent, fils pas si raté, après tout

Si cette usine de pâtes et papiers est un personnage omniprésen­t, dessiné avec soin et amour, on ne peut pas en dire autant du personnage du père. Il travaille à la même usine et, pourtant, c’est à peine si on le voit.

« Je ne pensais pas parler de mon père, mais c’est en filigrane, dans tout l’album. C’est un sujet qui devient principal. Je voulais parler de l’usine, mais l’usine, c’est mon père, je suis là à cause de lui. Je devais donc décrire la situation, c’était logique. Comme ça fait quatre ans qu’il est décédé, je me sens un peu plus libéré d’en parler maintenant qu’il n’est plus là. Parce que c’est aussi parler des pères d’avant, qui avaient moins de scrupules. En tout cas, c’était plus socialemen­t permis, je crois, de ne pas s’occuper des enfants. Les hommes pouvaient se consacrer à leur travail, être absents même lorsqu’ils étaient là. Aujourd’hui, moins, parce que cela a changé. Je suis présent avec mes enfants probableme­nt parce que mon père ne l’était pas. On essaie de faire mieux que la génération d’avant et ça me va puisque la barre n’était pas trop haute. »

Une relation avec un père qui repose presque entièremen­t sur les épaules du fils. Quatre ans après le décès du paternel, le fils regrette-t-il de ne pas avoir essayé plus fort ? « C’était mission impossible. Je n’ai pas de regret de ce côté-là, parce que c’était beaucoup son choix. Le téléphone était là, je communiqua­is avec lui par courriel, mais j’avais l’impression qu’il répondait de force. La relation était à sens unique. Je remplissai­s mon rôle de fils, j’allais le voir quand je passais à Québec. »

« Je pense avoir une bonne notion de ce qu’est une famille, contrairem­ent à lui qui avait même coupé les ponts avec la sienne. C’est dommage, parce qu’il n’a pas beaucoup vu ses petits-enfants (je pense qu’il les a vus deux fois). Quand je serai grand-père, moi, ça va être la fête lorsque je verrai les miens ! »

Une chose est certaine, c’est qu’il ne manquera pas d’histoires à leur raconter.

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 ?? ILLUSTRATI­ONS ÉDITIONS POW POW ?? Deux planches tirées de la bédé Chroniques de jeunesse
ILLUSTRATI­ONS ÉDITIONS POW POW Deux planches tirées de la bédé Chroniques de jeunesse
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Guy Delisle, Pow Pow, Montréal, 2021, 160 pages
Chroniques de jeunesse Guy Delisle, Pow Pow, Montréal, 2021, 160 pages

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