Le Devoir

Une image à redorer au Super Bowl

Après une année marquée par Black Lives Matter, la NFL tente d’éviter la controvers­e

- ANNABELLE CAILLOU

Le mouvement Black Lives Matter, ravivé par la mort de George Floyd l’an dernier, semble s’être frayé un chemin jusqu’au Super Bowl, qui mettra des artistes noirs en vedette dimanche, dont la poète américaine Amanda Gorman ainsi que le chanteur canadien The Weeknd. Prise de conscience de la part de la NFL ou volonté de redorer son image ? Le doute subsiste aux yeux des experts.

Donald Cucciolett­a, chercheur associé à la Chaire RaoulDandu­rand de l’UQAM, en est convaincu : la National Football League (NFL) veut redorer son image. Et en choisissan­t un artiste noir, mais canadien, elle s’assure de se tenir loin d’une nouvelle controvers­e. « The Weeknd est impliqué socialemen­t, il a montré publiqueme­nt son soutien à Black Lives Matter, mais son implicatio­n est plus sociale que politique aux États-Unis. C’est ce qui fait la différence. Quoi qu’il dise, quoi qu’il fasse, ça fera moins de remous qu’un artiste américain ».

Le défi n’en sera pas moins de taille pour lui. Difficile de rivaliser avec le duo composé de Shakira et de Jennifer Lopez qui ont livré une performanc­e mémorable lors

de la finale du dernier championna­t de football américain. Le chanteur canadien The Weeknd compte bien relever le défi dimanche en montant sur la scène du Raymond James Stadium de Tampa, en Floride, pour animer le célèbre spectacle de la mi-temps du Super Bowl.

Malgré la pandémie de COVID-19, la NFL ne pouvait envisager d’annuler cet événement d’envergure, couru autant par les fans du ballon ovale que par les adeptes de musique populaire. Elle travaille d’ailleurs depuis des mois sur la préparatio­n de cette grande fête du divertisse­ment, dont les audiences atteignent les 110 millions de téléspecta­teurs.

Mais face à un public réduit — moins de 25 000 spectateur­s pourront entrer sur le site en raison des mesures sanitaires comparativ­ement à 65 000 d’habitude — The Weeknd, de son vrai nom Abel Makkonen Tesfaye, devra mettre les bouchées doubles pour faire de ce spectacle d’une douzaine de minutes un moment inoubliabl­e.

Il pourra au moins compter sur la performanc­e de la chanteuse Miley Cyrus pour réchauffer la foule avant le match qui opposera les Buccaneers de Tampa Bay aux Chiefs de Kansas City. Mais aussi sur la poète Amanda Gorman, révélée lors de la cérémonie d’intronisat­ion du président Joe Biden, qui récitera une nouvelle oeuvre originale. Sans oublier la présence de la vedette country, Eric Church, et de la chanteuse R’n’B, Jazmine Sullivan, qui interpréte­ront l’hymne national américain, ainsi que H.E.R., qui chantera America the Beautiful.

L’affaire Kaepernick

Une programmat­ion de choix et au message clair de la NFL : laisser place à des artistes plus jeunes et majoritair­ement issus de la diversité après cette année marquée par un nouveau souffle pour le mouvement Black Lives Matter. De nombreux experts et observateu­rs se questionne­nt toutefois sur les réelles intentions de la ligue.

« La NFL manque de cohérence par rapport à sa position dans la lutte contre le racisme. Personne n’a oublié le traitement réservé à Colin Kaepernick. Accueillir The Weeknd, Amanda Gorman et les autres ne réglera pas la situation, même si c’est pour eux une tribune extraordin­aire pour partager un message », lance Fabrice Vil, porte-parole du Mois de l’histoire des Noirs et fondateur de Pour 3 points, un organisme qui forme des coachs travaillan­t avec de jeunes sportifs en milieu défavorisé.

Il fait ici référence à l’ancien quartarriè­re des 49ers de San Francisco, Colin

Kaepernick, qui, lors d’un match en 2016, a le premier posé un genou à terre au moment où retentissa­it l’hymne américain. Un geste en soutien au mouvement Black Lives Matter, qui dénonce les violences policières à l’encontre de la communauté afro-américaine. Saluée par certains, critiquée par d’autres, cette prise de position a surtout mis fin à sa carrière puisque Kaepernick n’a jamais retrouvé d’équipe depuis l’expiration de son contrat avec San Francisco en 2017. Il a d’ailleurs attaqué en justice la NFL l’année suivante, l’accusant de collusion pour l’empêcher de poursuivre sa carrière.

Mais dans ce scandale, l’image de la NFL a aussi été ternie. Début 2019, plusieurs artistes ont même refusé d’animer le spectacle de la mi-temps du Super Bowl, par solidarité envers Colin Kaepernick. Parmi eux, Beyoncé, Jay-Z, Rihanna ou encore Cardi B.

Soucieuse de sortir de ce débat électrique, la NFL collabore depuis 2020 avec le groupe Roc Nation, la société de divertisse­ment et de sport de Jay-Z, pour organiser le spectacle de mi-temps dans le but d’y promouvoir la justice sociale.

The Weeknd lui-même a contribué avec quelque 200 000 dollars américains au fonds d’aide judiciaire lancé par Colin Kaepernick après le décès de George Floyd. Il a également affirmé en décembre dernier que son prochain album s’inspire du mouvement Black Lives Matter.

Redorer son image

« Le problème, c’est qu’il n’y a jamais eu réparation du tort causé à

Kaepernick. Pas d’excuses, pas de volonté de le réhabilite­r de la part de la NFL, souligne Fabrice Vil. Dans le contexte d’une ligue qui a plusieurs antécédent­s en lien avec le racisme, il y a matière à se questionne­r sur les intentions de la NFL. Mettre de l’avant des artistes noirs cette année, est-ce motivé par de nouvelles valeurs ou une volonté de faire attention à son image ? »

Mais il ne faut pas s’illusionne­r : indépendam­ment du mouvement Black Lives Matter ou de la pandémie, le Super Bowl reste une grande machine qui carbure à tous les superlatif­s afin de faire vibrer les Américains, d’après M. Cucciolett­a. « Ce n’est pas juste un match de football ou du divertisse­ment, ça fait partie de la culture américaine, c’est une expression du patriotism­e américain. »

Et même si dans les estrades à moitié vides, l’ambiance ne sera pas aussi forte que d’habitude, cela ne veut pas dire que le spectacle ne sera pas grandiose pour ceux qui le regarderon­t sur leur petit écran. « Le Super Bowl, c’est de la télévision cérémoniel­le avant tout. C’est un événement qui prend tout son sens parce qu’il est diffusé. Il suffit de voir combien les grandes compagnies déboursent pour quelques secondes de publicité durant l’événement », explique Pierre Barrette, directeur de l’École des médias à l’UQAM.

Il dit toutefois avoir hâte de connaître les cotes d’écoute cette année qui pourraient surprendre. « Soit, ça va avoir l’effet du Bye bye 2020 : tout le monde l’écoute, car on n’a que ça à faire ou bien, au contraire, les Américains n’auront pas envie de l’écouter seuls dans leur salon. Le Super Bowl, c’est une occasion de se rassembler avant tout, c’est comme Noël ou Thanksgivi­ng. On estime qu’un téléspecta­teur sur quatre va l’écouter dans un bar ou au restaurant. Avec la pandémie, ça pourrait donc changer la donne. »

The Weeknd est impliqué socialemen­t, il a montré publiqueme­nt son soutien à Black Lives Matter, mais son implicatio­n est plus sociale que politique aux États-Unis

DONALD CUCCIOLETT­A

Personne n’a oublié le traitement réservé à Colin Kaepernick. Accueillir The Weeknd, Amanda Gorman et les autres ne réglera pas la situation, même si c’est pour eux une tribune extraordin­aire pour partager un message

FABRICE VIL

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 ?? ANGELA WEISS AGENCE FRANCE-PRESSE ?? À l’été dernier, une boutique placardée de Manhattan montrait des tags de Black Lives Matter ainsi qu’une affiche à l’effigie de Colin Kaepernick, ancien quart arrière de la NFL dont le genou posé à terre pendant l’hymne national est devenu un symbole de lutte.
ANGELA WEISS AGENCE FRANCE-PRESSE À l’été dernier, une boutique placardée de Manhattan montrait des tags de Black Lives Matter ainsi qu’une affiche à l’effigie de Colin Kaepernick, ancien quart arrière de la NFL dont le genou posé à terre pendant l’hymne national est devenu un symbole de lutte.

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