Le Devoir

Sous la terreur d’un ancien président aux États-Unis

- FABIEN DEGLISE À PHOENIX, EN ARIZONA

Le stratège démocrate Robert Lehrman, qui dans le passé a travaillé pour Al Gore, aime les grands espaces et les métaphores animalière­s, y compris pour parler de politique.

« Imaginez-vous dans la nature sauvage du Manitoba face à un grizzly géant blessé, dit-il en entrevue au Devoir. Vous aimeriez bien tuer l’ours. Le problème, c’est qu’il donne l’impression qu’il va charger. Et la meilleure chose à faire dans ce cas-là, c’est de jeter votre nourriture et de fuir ! »

Il ajoute : « Donald Trump, c’est l’ours. Même blessé, il est toujours dangereux. »

À la veille de l’ouverture du deuxième procès en destitutio­n de l’ex-président américain, la semaine prochaine, voilà qui résume l’état d’esprit dans lequel se trouvent désormais bien des élus républicai­ns à Washington. Pris entre l’envie de tourner la page sur quatre années de trumpisme en destituant l’artisan du marasme américain et les conséquenc­es délétères qu’une telle décision pourrait avoir sur leur avenir politique et celui de leur parti.

Une ambivalenc­e plus que perceptibl­e et qui, pour une deuxième fois en un an, pourrait éviter au milliardai­re autoprocla­mé l’odieux d’une condamnati­on pour avoir incité à l’insurrecti­on ses fidèles radicalisé­s le 6 janvier dernier. C’est ce que l’acte d’accusation, adopté par la Chambre des représenta­nts au lendemain de l’émeute, lui reproche.

« Il y a très peu d’avantages politiques pour les républicai­ns à voter pour la destitutio­n de Donald Trump », résume Cornell W. Clayton, directeur du Thomas S. Foley Institute for Public Service and Public Policy, joint à Washington cette semaine. « Cela leur garantirai­t surtout le chagrin des électeurs de l’ex-président dans leurs États. » Quelque 74,2 millions d’Américains ont voté pour lui en novembre dernier. « Et cela les placerait devant une possible défaite lors des prochaines élections. »

Paradoxale­ment, pour les tenants d’un renouveau au sein du Grand Old Party (GOP), comme le représenta­nt de l’Illinois, Adam Kinzinger, qui cette semaine a lancé une campagne appelant son parti à ne plus faire le commerce de discours belliqueux fondés sur les mensonges et les théories du complot, une destitutio­n de l’improbable président aurait pourtant l’avantage d’être un pas dans la bonne direction. Le Sénat pourrait par la suite voter pour empêcher l’ex-occupant de la Maison-Blanche de se présenter à un poste électif dans l’avenir.

Mais l’emprise de Donald Trump, et de sa famille, sur la formation politique est telle que très peu d’élus de la droite américaine osent vraiment envisager ce scénario. Et pour cause.

C’est qu’en quittant Washington, le 20 janvier dernier, l’ours blessé est resté en effet cryptique sur son avenir politique, au lendemain d’une défaite qu’il n’a jamais acceptée, en annonçant qu’il allait revenir « d’une manière ou d’une autre ». Une formule lancée un peu pour rassurer sa base, mais surtout pour mettre en garde les membres du Parti républicai­n qui chercherai­ent à se débarrasse­r de lui.

Car l’ours est malin. Il laisse planer depuis plusieurs semaines l’idée de fonder un nouveau parti politique, le Patriot Party, pour se remettre à gronder sur la scène politique, après la pause de « quelques mois » qu’il dit désormais vouloir prendre. Et cette perspectiv­e est forcément une source d’angoisse pour les républicai­ns.

S’enrichir et faire peur

« Donald Trump n’a aucun intérêt réel à créer un tiers parti, à moins que le GOP ne se retourne contre lui, explique Cornell W. Clayton, qui enseigne la politique américaine à la Washington State University. Mais son évocation a un double avantage pour lui. Cela lui offre un moyen de collecter des fonds, pour son enrichisse­ment personnel, ce qu’il sait très bien faire, et de menacer au passage les sénateurs républicai­ns en leur disant : “Destituezm­oi, à vos risques et périls. Si vous le faites, je formerai un tiers parti et vous perdrez les prochaines élections, même dans les États rouges les plus conservate­urs.” » Et ce, en divisant le vote conservate­ur, dans un climat politique et social en transforma­tion aux États-Unis, surtout à l’avantage des démocrates.

Les dernières élections ont mis en lumière cette nouvelle fragilité, en faisant basculer dans le camp démocrate des États comme l’Arizona ou la Géorgie, des bastions républicai­ns de longue date qui le sont moins sous l’effet d’une urbanisati­on croissante, mais également à cause de l’arrivée d’un contingent de nouveaux électeurs jeunes et éduqués, aux valeurs plus libérales. La mobilisati­on du vote hispanique et afro-américain, déterminé à ne plus subir passivemen­t les politiques conservatr­ices qui l’affectent directemen­t, explique aussi en partie ces renverseme­nts.

En Caroline du Nord, l’écart s’est aussi considérab­lement réduit entre les deux partis entre 2020 et 2016, annonçant ainsi la complexité à laquelle les républicai­ns vont devoir faire face en 2024 pour retrouver le chemin d’une victoire, dans le cadre du collège électoral américain.

Signe d’inquiétude : depuis les dernières élections, près de 100 projets de loi ont été déposés par des républicai­ns dans plusieurs législatur­es à travers le pays pour tenter de limiter l’accès au vote, par l’effacement de citoyens des listes électorale­s, l’ajout de restrictio­ns pour le vote postal ou le redécoupag­e des districts électoraux à leur avantage. Des stratagème­s éprouvés pour permettre au parti d’atteindre le pouvoir ou de s’y maintenir depuis l’abolition de l’esclavage aux États-Unis.

L’angoisse de la défaite

La mainmise de Donald Trump sur le parti menace également la survie d’élus républicai­ns, dont plusieurs pourraient se faire « primairise­r » s’ils décidaient de défier le chef. « C’est une expression en politique américaine qui illustre le fait qu’un candidat s’est fait remplacer par un autre du même parti que lui, soutenu par le président ou le dirigeant du parti de l’opposition lors des primaires, explique Robert

Lehrman. C’est une réalité qui en pousse plusieurs à se pincer le nez et à soutenir l’inverse de ce qui serait moralement acceptable de faire. »

Le 27 janvier dernier, 45 des 50 sénateurs républicai­ns ont d’ailleurs soutenu une motion déposée par leur collègue Raud Paul du Kentucky déclarant inconstitu­tionnelle la tenue d’un procès en destitutio­n de l’ex-président devenu désormais simple citoyen de la Floride. Cela représente 95 % du caucus républicai­n au Sénat. Même Rob Portman, de l’Ohio, qui a pourtant annoncé qu’il n’allait pas se représente­r en 2022 aux élections de mi-mandat, l’a appuyée, sans doute pour ne pas laisser une terre brûlée à ses successeur­s.

La peur de l’ours s’est illustrée aussi toute la semaine autour de la représenta­nte Marjorie Taylor Greene, nouvelle figure clivante au sein du pouvoir législatif, que ses collègues peinent à condamner pour son adhésion aux théories complotist­es, ses appels au meurtre de plusieurs figures démocrates, son antisémiti­sme crasse et sa persistanc­e à promouvoir l’idée d’une fraude électorale qui n’a jamais été démontrée, malgré les efforts de l’ex-président à s’approprier la victoire. L’élue de la Géorgie a reçu à nouveau l’appui de Donald Trump, au coeur même du scandale qu’elle a déclenché.

Tout au plus, lundi, Mitch McConell, leader de la minorité républicai­ne au Sénat, a-t-il qualifié de « cancer du Parti républicai­n » les « mensonges loufoques et les théories du complot », sans jamais nommer Mme Taylor Greene toutefois. « Quelqu’un qui déclare qu’aucun avion n’a percuté le Pentagone le 11 Septembre, que des fusillades horribles dans des écoles étaient des coups montés et que les Clinton ont fait s’écraser l’avion de JFK Jr. ne vit pas dans la réalité, a-t-il dit par voie de communiqué. Cela n’a rien à voir avec les défis auxquels sont confrontée­s les familles américaine­s ou les débats intenses sur le fond qui peuvent renforcer notre parti. »

Deux jours plus tard, l’élue dont la nomination à deux comités de la Chambre était contestée a été ovationnée par les membres de son caucus, qui lui ont confirmé leur appui, alors qu’elle se retrouvait en pleine tempête. La communion n’a pas eu d’effet toutefois sur les députés américains, à majorité démocrates, qui ont voté jeudi pour son retrait de ces comités. Sur les 211 représenta­nts républicai­ns de la Chambre, 11 à peine ont osé briser les rangs pour sanctionne­r publiqueme­nt le comporteme­nt délirant d’une collègue que les démocrates cherchent à inscrire dans le paysage politique comme la nouvelle image du GOP. C’est un républicai­n de plus que les 10 qui ont entériné l’acte d’accusation de Donald Trump dans cette même Chambre.

« On le voit, il n’y a vraiment rien qui semble inciter les élus républicai­ns à voter contre Trump, dit Robert Lehrman, tout en laissant présager l’issue du procès en destitutio­n qui s’en vient. Les élus républicai­ns se soucient beaucoup de leur parti, mais pas autant qu’ils se soucient de leur peau. » Une peau qu’ils sont prêts désormais à vendre, pour éviter d’être tués.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalism­e internatio­nal Transat-Le

Donald Trump risque de se sortir une nouvelle fois du bourbier en intimidant comme toujours les élus républicai­ns de Washington

 ?? BRENDAN SMIALOWSKI AGENCE FRANCE-PRESSE ??
BRENDAN SMIALOWSKI AGENCE FRANCE-PRESSE

Newspapers in French

Newspapers from Canada