Pour une intelligence publique des sciences
Selon Isabelle Stengers, pour réduire l’influence des complotistes, il faut encourager des citoyens informés à remettre en question l’assurance des experts
Deux fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés de philosophie et d’histoire des idées le défi de décrypter une question d’actualité à partir des thèses d’un penseur marquant.
Il y a bientôt un an, en mars 2020, le Québec était mis « sur pause ». Sur nos écrans, la « messe » quotidienne de 13 h nous prévenait d’une menace mortelle dont nous ne savions alors que très peu de choses. L’immense majorité de la population faisait confiance aux experts de la santé publique et honorait, par ses paroles et gestes rituels, le « credo » de la science qui justifiait les mesures mises en place.
On connaît la suite. Devant les contradictions et les errements de leurs clercs, les ouailles ont vite déchanté. Plusieurs perdirent la foi. Il en est résulté un effritement de confiance envers les décideurs et une dégradation de la qualité des débats sur les enjeux scientifiques entourant la COVID.
Dans Une autre science est possible !, Isabelle Stengers, professeure à l’Université libre de Bruxelles, aborde la question des tensions entre les chercheurs et les citoyens, son financement et ses répercussions sur l’état des débats publics à son sujet. Dans cet ouvrage écrit en 2013, soit bien avant la pandémie, la philosophe des sciences plaide pour une « intelligence publique des sciences ». Il s’agit d’une autre façon de faire et de penser la science : moins empressée, plus réfléchie, plus lucide, plus démocratique. Et peut-on ajouter, dans le cas de la COVID : une science plus modeste quant à ses prétentions à expliquer et à prévoir, plus à l’écoute et moins « donneuse de leçons ».
Faits, opinions et confiance
Les scientifiques sont généralement reconnus pour leur grande capacité d’analyse et leur esprit critique. Or, déplore Stengers, plusieurs scientifiques sont convaincus qu’ils doivent leur rigueur à leur capacité de renoncer à répondre à des questions portant sur les valeurs. Cela les éloignerait des faits et les entraînerait sur le terrain de l’opinion. Leur formation entraîne nombre de chercheurs vers « une naïveté arrogante totalement dénuée de l’esprit critique dont ils se targuent si souvent », avance Stengers. Cet « éthos des scientifiques », qu’on pourrait définir comme un ensemble de principes, d’idéaux et de normes par lesquels ces derniers se définissent et se reconnaissent, se voit dans la « méfiance envers tout risque de “mélange” entre ce qu’ils jugent “faits” et “valeurs” ». En vertu d’un tel credo, les véritables sciences sont ce qui permet de « bien poser » les problèmes et de leur donner de « bonnes solutions ». Les réponses exactes obtenues par ce procédé deviennent des faits que la science dévoile sur la nature des choses, ce qui fait taire les critiques et repousse leurs questions jugées « bavardes ».
Toutefois, déplorer l’éthos des scientifiques ne revient pas à dénigrer toute forme de recherche ni à adhérer à des idées relativistes ou sceptiques où tous les points de vue se valent. Au contraire, il existe pour Stengers des démonstrations convaincantes pouvant résister aux objections des contradicteurs.
Dans le cas de la COVID, les démonstrations, même les plus convaincantes, n’auront pas eu raison des sceptiques. Avec le recul d’une année, nous aurons vu émerger sur le Web une armée de soldats numériques autoproclamés, luttant contre la prétendue pensée unique véhiculée par les médias de masse et les élites « mondialistes » et leur « dictature sanitaire ». Plus généralement, devant des questions à la fois controversées et vitales à propos de l’avenir de notre espèce — changements climatiques, vaccination, OGM —, les arguments fondés sur la science rencontrent un barrage de méfiance et de mépris chez une frange importante de la population.
Dans un contexte de crise, qu’elle soit sanitaire ou climatique, le public doit pouvoir faire confiance à ses institutions. Or, depuis un an, les débats sur la COVID auront plutôt mis en évidence l’état de déliquescence éthique et intellectuelle qui frappait déjà des pans entiers de la recherche, de même que la succession de positions contradictoires sur des sujets cruciaux comme l’ouverture des écoles, le masque, l’utilisation des tests.
Rappelons que du côté de la recherche pharmaceutique, pour ne mentionner que cet exemple, les questions ayant trait aux conflits d’intérêts, et même à la « corruption institutionnelle », sont abondamment documentées. Il ne s’agit pas d’affirmer que les scientifiques seraient des individus corrompus, stupides ou naïfs. Il s’agit plutôt de reconnaître, nous dit Stengers, que leur liberté de penser et de créer peut faire l’objet d’une usurpation, ou d’une « capture » si on n’y prend garde.
On connaît le refrain : les marchands sont entrés dans le temple de la connaissance lorsque le « partenaire » — État, industrie, fondation caritative — a le pouvoir d’imposer aux scientifiques ses intérêts et ses logiques d’innovation, de compétitivité, etc. Son influence peut déterminer le type de questions qu’il convient de poser, la façon de poser les questions examinées par la recherche et d’en interpréter les résultats, toujours afin de justifier son action, de lui donner une aura de rationalité.
Scientisme et complotisme
C’est une chose que d’affirmer que la production des savoirs peut être compromise par un principe de capture commerciale et politique. C’en est une autre de croire que la COVID est diffusée par la 5G et les pédosatanistes mondialistes !
Hélas, ces théories conspirationnistes font la part belle aux tenants du « discours conventionnel » sur la COVID : ils apparaissent, par simple effet de comparaison, comme les seuls détenteurs du Bien, du Juste et du Vrai. Trop souvent, écrit Stengers dans la revue d’études et de critique sociale NAQD, « ce qu’on appelle la Science comme institution se présente au nom des valeurs d’objectivité et de neutralité qu’elle oppose, comme telles, à un public défini comme irrationnel. Ce public devrait, dès lors, accepter que les questions qui le concernent soient arbitrées au nom d’un “bien commun”, dont ladite Science prétend détenir les clefs ». Cette « remise à leur place » des contradicteurs avec des données probantes ne fait qu’attiser la colère de ceux qu’elle veut éduquer. Un tel dialogue de sourds nous prive d’une occasion de réfléchir aux causes qui ont mené à la popularité de leurs idées.
Du côté de ceux qu’on désigne sous le nom de complotistes, un tel « rapport inculte aux sciences », ou ce défaut généralisé de les aborder avec intelligence, amène nombre d’entre eux à confondre les hésitations, les contradictions des sciences en train de se faire avec une dissimulation, voire une fabrication s’apparentant à de la fraude. Les inévitables discussions entre spécialistes seront présentées « comme des désaccords cruciaux “que l’on nous cache” ».
La situation se complique évidemment par la présence d’Internet, donnant une large audience aux contrearguments, et « exposant la faiblesse des raisons alléguées ». Ainsi, et ce point est crucial, « l’idée que c’est l’autorité de la preuve qui fait la différence entre science et opinion se retourne ici contre les scientifiques ». L’image idéalisée que les sciences s’attribuent « se retourne contre elles, car les théories extravagantes s’autorisent de la même image, proposent des “faits” qui devraient imposer l’accord quant à leurs conclusions si les scientifiques “orthodoxes” n’étaient pas conformistes, aveugles, peureux, voire corrompus ». D’où peut-être, après un an de ratages, de faux espoirs et d’incohérences, l’exaspération désormais provoquée par cette formule consacrée, doctement professée : la science dit que…
Penser ensemble en temps de crise
Dans Au temps des catastrophes, Stengers se penche sur les manières d’élever la capacité de réfléchir collectivement aux questions scientifiques liées à la viabilité de notre espèce et de nos écosystèmes. Tout comme la COVID, les réponses à ces questions recèlent de graves conséquences pour la société et, pour cette seule raison, demandent d’en débattre intelligemment et démocratiquement. Cela demande qu’on accepte et même qu’on encourage la parole de citoyens qui critiquent les solutions proposées par la science, même s’ils ne sont pas considérés comme des experts euxmêmes. Ce « milieu exigeant », composé de citoyens ordinaires mais connaisseurs, encourage par son apport critique « la confrontation d’experts qui, en général, s’ignorent mutuellement, poursuivant des questions là où ces experts ne veulent pas aller, s’intéressant à des conséquences qui ont été ignorées, ou disqualifiées ».
Cette capacité peut amener les experts à faire preuve de retenue quant à leur prétention d’avoir toutes les réponses aux questions qu’on leur pose. À l’opposé des discours triomphants sur la capacité de la science à trancher de délicates questions de santé physique et mentale, de problèmes culturels, économiques et sociaux, une telle attitude demande d’« exclure l’idée de “la” bonne solution, et d’imposer des choix souvent difficiles, exigeant un processus d’hésitation, de concertation et de veille attentive ». Mais ce temps de réflexion n’est pas synonyme d’inaction. Il devrait déboucher, au contraire, sur des solutions viables. Par-delà les idées reçues et les réponses conventionnelles qu’on a connues jusqu’ici, les crises comme celle de l’actuelle pandémie peuvent être surmontées « lorsque ceux qui les subissent réussissent à les penser ensemble ».
L’accès à Twitter a été restreint vendredi soir au Myanmar, une nouvelle mesure visant les réseaux sociaux deux jours après Facebook, pour tenter de faire taire la contestation qui s’intensifie dans ce pays après le coup d’État militaire qui a renversé le gouvernement civil d’Aung San Suu Kyi.
L’armée avait ordonné mercredi aux fournisseurs de bloquer l’accès à Facebook, la porte d’entrée sur Internet pour des millions de Myanmarais. Ses services étaient toujours perturbés vendredi. Conséquence, beaucoup d’utilisateurs étaient passés sur Twitter et les mots-clics #HearthevoiceofMyanmar, #RespectOurVotes ont été utilisés des millions de fois, notamment par plusieurs célébrités myanmaraises. Mais aux alentours de 22 h (heure locale) vendredi, ils ont vu leur accès à Twitter restreint à son tour.
Telenor, l’un des principaux opérateurs de télécommunications dans le pays, a confirmé que les autorités avaient ordonné vendredi le blocage de Twitter et d’Instagram « jusqu’à nouvel ordre ». L’entreprise, basée en Norvège, « a contesté la nécessité et la proportionnalité de la directive […] et souligné [sa] contradiction avec le droit international relatif aux droits de l’homme », a-t-elle indiqué dans un communiqué, se disant « gravement préoccupée ».
Selon un document du ministère des Transports et des Communications, que l’AFP a pu consulter, Twitter et Instagram étaient utilisés pour « provoquer des malentendus chez le public ». D’autres services de Facebook, comme Whatsapp, connaissaient aussi des perturbations.
L’armée a aussi multiplié les arrestations, mais des centaines de personnes ont manifesté à Rangoun vendredi. Des professeurs et des étudiants s’étaient ainsi rassemblés devant l’Université Dagon pour la première manifestation d’importance contre le putsch. Des dizaines de fonctionnaires ont cessé le travail dans plusieurs ministères et 300 députés ont organisé une session virtuelle pour dénoncer la prise de contrôle du parlement. À la tombée de la nuit, des habitants de Rangoun ont une fois de plus klaxonné et tapé sur des casseroles pour « chasser les démons », les militaires.
Une vingtaine de personnes qui avaient ainsi manifesté leur mécontentement la veille ont été condamnées à sept jours de détention. Quatre étudiants ont été inculpés pour avoir manifesté. Win Htein, 79 ans, un proche d’Aung San Suu Kyi, a été interpellé vendredi à l’aube, selon leur parti, la Ligue nationale pour la démocratie (LND). Ce vétéran du parti a passé plus de vingt ans en détention sous la junte, de 1989 à 2010. En tout, près de 150 responsables politiques et militants ont été placés en détention depuis le coup d’État, d’après l’Association d’assistance aux prisonniers politiques, qui a son siège à Rangoun.
Soutien de Pékin et Moscou
Chinois et Russes se sont en effet opposés à une telle prise de position. La Chine reste le principal soutien du Myanmar aux Nations unies, où elle a contrecarré toute initiative contre l’armée au moment de la crise des musulmans rohingyas. Le putsch a aussi ses partisans dans le pays, dont plusieurs centaines se sont réunis jeudi à Naypyidaw.
Le chef de l’armée, Min Aung Hlaing, qui concentre désormais l’essentiel des pouvoirs, a expliqué son passage en force en alléguant qu’il y avait eu des fraudes aux législatives de novembre, massivement remportées par la LND. En réalité, les généraux craignaient de voir leur influence diminuer après la victoire de la LND qui aurait pu vouloir modifier la Constitution, très favorable aux militaires, estiment des analystes.
Min Aung Hlaing, paria à l’international depuis les exactions de l’armée contre les Rohingyas et proche de la retraite, a aussi renversé Aung San Suu Kyi par ambition politique, d’après ces experts. Cette dernière a été inculpée pour avoir enfreint une obscure règle commerciale et se trouve « assignée à résidence » dans la capitale, Naypyidaw, « en bonne santé », d’après un porte-parole de la LND.
Les militaires ont instauré l’état d’urgence pour un an et promis des élections à l’issue de cette période.