Le Devoir

Des morts invisibles

Certaines personnes restent des victimes ignorées de la pandémie. Leurs proches n’en sont pas moins endeuillés.

-

Il ne jouera plus les danseurs fougueux dans Grease, ni les James Bond ou les champions de kung-fu, pour faire rire sa famille. Daniel Émond-Chin fait partie de ces étoiles envolées, de ces tristes disparus de la pandémie dont personne ne parle.

Né d’une mère québécoise et d’un père d’origine chinoise, Daniel était tout un personnage. « On ne s’ennuyait jamais avec lui, il adorait raconter toutes sortes de chimères et d’histoires », confie Lucie Boisseau, sa belle-soeur, l’une des proches aidantes qui veillaient sur ce funambule heureux.

Atteint d’une déficience intellectu­elle légère et de la maladie de Steinert — une affection génétique touchant depuis sa naissance sa motricité fine, ses yeux et ses poumons —, Daniel avait une âme d’enfant. Une jeune âme dans un corps d’homme. Un papillon aux ailes fragiles, certes, mais flamboyant.

Entouré d’une famille aimante, il est devenu autonome, a vécu un premier amour, a réussi à vivre en appartemen­t avec une colocatair­e, a joué dans plusieurs pièces de théâtre avec Les Muses, a appris à peindre, à écrire, à danser avec le groupe Un Prolongeme­nt à la famille de Montréal. Quand Lucie en parle avec douceur, on pense tout de suite à la lumineuse protagonis­te du film Gabrielle, de Louise Archambaul­t.

Hospitalis­ation difficile

Mais tout cela s’est arrêté le 28 mai. Daniel est mort cinq semaines après avoir contracté la COVID, après 47 printemps d’histoires folles et de rires. Une mort incognito, inconnue au bataillon, au coeur d’une pandémie associée à la seule mort des aînés. Un décès non recensé dans la trentaine qui a emporté des gens de 40 ans.

« Quand la COVID est arrivée, on lui avait dit de ne plus sortir. On lui a même offert de faire ses courses », dit Lucie. Mais un jour d’avril, papillon cherchant la brise, Daniel et son amie sont sortis faire leurs courses dans une grande surface. « On ignore comment il l’a attrapé. Mais Daniel parlait toujours à tout le monde, il était câlineux, c’était un être tellement social. »

En avril, Daniel, affaibli, s’est rendu dans une clinique qui l’a dirigé à l’urgence de l’hôpital Fleury. Déclaré positif, il est aussitôt transféré ailleurs, seul, dans la région des Laurentide­s, à l’hôpital de Saint-Jérôme, même s’il a très peu de symptômes. Sa famille n’est mise au courant de rien.

Pour ce grand enfant de 10-12 ans emprisonné dans un corps d’homme, le séjour en zone COVID est un cauchemar. La première semaine, deux de ses voisins de chambre rendent leur dernier souffle à ses côtés, et un troisième, la semaine suivante. « Il pleurait, était en panique, il avait peur de mourir lui aussi », raconte Lucie. Dès son transfert, la famille organise une chaîne d’appels pour le rassurer trois fois par jour. Mais le lendemain, le téléphone de la chambre rend l’âme. Et Daniel n’a pas de cellulaire.

Pendant 10 jours, c’est le grand vide. La famille recevra trois appels, grâce aux cellulaire­s prêtés par des infirmière­s charitable­s. « Les visites étaient alors interdites à l’hôpital. Le personnel n’avait même pas accès à son dossier médical, et ignorait tout de sa situation médicale. J’ai dû tout leur expliquer. Je leur ai dit de lui donner des crayons et du papier pour qu’il dessine et se calme. » Quand Daniel se met à crayonner et à colorier des pages entières, ça va mieux. Et puis au bout de trois semaines, le téléphone fixe, seul cordon ombilical qui relie encore à son monde, est enfin réparé.

Après un test négatif, on autorise enfin Daniel à retourner chez lui. Le pierrot lunaire se remet à vivre, et sa famille à respirer.

Embolie pulmonaire

Mais un mois plus tard, lors d’une canicule en mai, Daniel file un mauvais coton. À 2 heures du matin, il s’évanouit en se levant. Appelés d’urgence, les paramédica­ux prennent ses signes vitaux. Tout semble normal, mais on lui propose un transport vers l’hôpital. Terrorisé par sa récente expérience, Daniel refuse et laisse filer l’ambulance dans la nuit. Au matin du 28 mai, il ne s’est jamais réveillé.

Rappelés pour constater son décès, les ambulancie­rs avancent l’hypothèse d’une embolie pulmonaire soudaine, consécutiv­e à la COVID. Une hypothèse que confirmera l’enquête du coroner. Négatif à son décès, Daniel ne sera jamais inclus dans les statistiqu­es sur la mortalité par COVID. Et pourtant.

« Les ambulancie­rs nous ont dit qu’ils constataie­nt beaucoup plus de morts subites par embolies qu’en temps normal, dont la majorité était des gens tout juste guéris de la COVID », dit Lucie Boisseau, consternée que les médecins n’aient pas avisé la famille de ce risque.

Combien d’autres personnes atteintes de déficience mentale, vivant ou non en ressources intermédia­ires (RI), ont échappé aux statistiqu­es ? « On sait qu’il y a eu des décès et que des patients vivant avec des déficience­s ont été transférés à l’hôpital NotreDame. Mais c’est comme si ces morts étaient invisibles. Il y a une omertà », déplore une représenta­nte d’un comité d’usagers de la métropole.

Des morts silencieus­es. Presque taboues. Parfois absentes des colonnes de chiffres.

Depuis 35 ans, Daniel était comme un fils pour Lucie Boisseau. Petit, il filait entre les jambes de sa mère pour grimper sur les scènes et y rejoindre les comédiens. Un jour, une de ses peintures a été exposée au Musée des beaux-arts de Québec. Et la comédienne Louise Latraverse a même lu un poème tiré de l’un de ses livres en public. Ce jour-là, il était enfin dans la lumière, papillonna­nt comme un grand morpho bleu.

« Depuis son départ, il y a un grand vide dans nos vies, dit Lucie. Il nous manque. Nous avons eu la chance de le connaître et de partager avec lui son monde fantasmago­rique ! »

 ??  ?? Lucie Boisseau a perdu son beau-frère Daniel. Combien d’autres personnes atteintes de déficience mentale, vivant ou non en ressources intermédia­ires, ont échappé comme lui aux statistiqu­es ?
Lucie Boisseau a perdu son beau-frère Daniel. Combien d’autres personnes atteintes de déficience mentale, vivant ou non en ressources intermédia­ires, ont échappé comme lui aux statistiqu­es ?
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada