Le Devoir

La mort à distance

Des plaies difficiles à cicatriser pour les proches

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À deux jours de Noël, l’enveloppe s’est immiscée dans la boîte aux lettres comme une lame remuée dans une plaie béante. Quelques heures avant les premières Fêtes sans son père, Dave Lysight a reçu son certificat de décès. « Ç’a été atroce », confie-t-il, le souffle encore court, sapé par l’émotion et les séquelles du virus.

Fin octobre, son vigoureux paternel, Jean-Guy Lysight, chasseur et pêcheur invétéré, amoureux fou de la forêt, était en plein bois, à mille lieues du tourbillon de la COVID.

Gaillard téméraire, il foulait encore à 76 ans les sentiers de la Haute-Mauricie à l’automne pour chasser, comme toujours. Mais le soir du 26 octobre, il n’est jamais rentré.

Jean-Guy s’est perdu en forêt. Alerté de sa disparitio­n par la police, son fils Dave a foncé vers Louisevill­e. « C’était un vrai scénario de film ! » dit-il. Son papa sera finalement retrouvé sain et sauf le lendemain matin, mais frigorifié, déshydraté. Après 24 heures, il reprend du mieux et obtient son congé de l’hôpital local. Plus de peur que de mal. Une histoire qui finit bien, comme dans les films.

Butin de chasse inattendu

Or, tous ignorent alors que le long métrage ne fait que commencer et que le scénario sera moins rose qu’au grand écran.

Dès le lendemain, le paternel ressent des douleurs aux muscles qu’il attribue à ses péripéties en forêt. Le surlendema­in, son épouse est prise de malaises.

De retour chez lui à Sorel depuis quelques jours, Dave, de son côté, commence aussi à frissonner, sept jours après son passage à l’hôpital. Il fait le lien avec les nouvelles reçues de ses parents, se met à suspecter la COVID et court se faire dépister. Résultat : positif. Il presse aussitôt ses parents de s’isoler. C’est clair, ils sont tous les deux infectés.

Sauvé de la chasse, son père n’a pas rapporté de grand cervidé, mais un butin invisible. « Avait-il la COVID avant ? L’a-t-il attrapée à l’hôpital ? On ne le saura jamais », ressasse Dave.

Il convainc la Santé publique de poursuivre son isolement dans la région de ses parents, dont la condition se dégrade de jour en jour.

« Au début, ma mère était la plus faible. Mon père était mieux, jusqu’à ce qu’il ne garde plus rien de ce qu’il mangeait. » Hospitalis­é à l’Hôtel-Dieu de Sorel-Tracy, il est transféré aux soins intensifs de l’hôpital Pierre-Boucher en Montérégie, plongé sous sédation et branché sur un respirateu­r. « Comme on était positifs, on ne pouvait pas aller le voir à l’hôpital, se désole Dave. À partir de là, je n’ai plus su si j’allais le revoir vivant ». Inconscien­t, JeanGuy ne peut communique­r ni par téléphone ni par tablette.

Mais au bout d’une semaine, le chef de clan familial émerge miraculeus­ement des soins intensifs, et retourne en zone COVID. Enfin libéré de son respirateu­r, il balbutie de premiers mots pour sa famille, par tablette interposée. « Estce que vous allez bien ? » dit-il en sanglots, inquiet pour ses proches. « Il avait survécu aux soins intensifs, on avait traversé le pire », de dire Dave. Jean-Guy, miraculé pour la deuxième fois.

Quatre jours avant son anniversai­re, au repos dans l’unité COVID, le père parle à nouveau à sa famille. Ça sera la dernière fois.

Coup de théâtre

Le matin de ses 77 ans, le 27 novembre, il est retrouvé sans vie au pied de son lit. Lors des deux rondes de nuit, ces signes vitaux étaient pourtant au beau fixe, selon les infirmière­s. Pour toute la famille, c’est un électrocho­c. La COVID a l’habitude de ces coups de théâtre, de ces volte-face. Mais pas les proches.

« Personne n’y croyait. C’est moi qui rapportais par courriel chaque jour ses progrès à toute la famille. Il avait survécu aux soins intensifs ! Tout ce qu’on a su, c’est qu’il aurait peut-être tenté de s’asseoir dans son lit et que sa lunette d’oxygène n’était plus en place », relate son fils, encore sonné. Engloutie par la peine et l’incompréhe­nsion, la famille a demandé une autopsie.

Revêtus d’habits de protection, les trois enfants et la mère, en fauteuil roulant, ont été autorisés à venir voir le corps de Jean-Guy. « Il avait l’air apaisé. Malgré l’aspect surréel de cette visite, ce court moment a été précieux et très important pour nous », insiste Dave. Des funéraille­s précipitée­s ont eu lieu avant qu’un reconfinem­ent soit annoncé avant Noël. Vingt-cinq personnes ont été triées sur le volet, un casse-tête pour ce vaste clan composé de deux familles de neuf frères et soeurs, et de dizaines d’enfants.

« Pour ma mère, c’était important de le mettre en terre tout de suite. Je ne suis pas religieux, mais j’ai compris que les rituels avaient tout leur sens, confie Dave. Ça nous a apporté un apaisement. »

Fin de vie à distance, morts esseulées, deuils en suspens, cérémonies rafistolée­s tant bien que mal : nombre de familles ont eu à vivre la mort d’un proche dans des circonstan­ces indicibles et traînent des peines silencieus­es, étouffées par l’isolement, escamotées entre couvre-feu et mesures sanitaires.

Comme bien d’autres victimes de la pandémie, Jean-Guy Lysight est parti sans avertir, dans le sentier sans issue où la COVID l’a mené. Il savait survivre en forêt, et traquer de grosses bêtes, mais pas dans une jungle où se terrent des prédateurs invisibles.

Pour ma mère, c’était important de le mettre en terre tout de suite. Je ne suis pas religieux, mais j’ai compris que les rituels avaient tout leur sens. Ça nous a apporté un apaisement.

DAVE LYSIGHT

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Le père de Dave Lysight est décédé sans ses proches, à l’hôpital.

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