Le Devoir

Les aînés

Le tabou de la mort plane sur les résidences

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Lorraine a perdu son grand amour, conquis au soir d’une longue vie en solitaire. Ils se sont croisés quand elle avait 82 ans, lui déjà 88. Ils sont devenus amoureux fous, dans le plus grand secret, jusqu’à ce que la COVID vienne faucher leur belle histoire.

« Mon premier conjoint est mort quand j’avais 34 ans. J’ai été seule toute ma vie, jusqu’à la rencontre d’Antoine. L’homme de ma vie, je l’ai rencontré dans ma résidence, à 82 ans ! » raconte l’octogénair­e d’une voix lumineuse.

Mais en juin dernier, son bel Antoine s’est rendu à son chalet pour réparer un panneau solaire défectueux. Il a fait une chute, a perdu connaissan­ce et s’est retrouvé dans un hôpital d’une autre région, loin de Montréal, loin d’elle. Il avait 93 ans. L’hémorragie ne lui a laissé aucune chance. Le carcan sanitaire imposé par la COVID, lui, a ravi à sa douce la chance d’une dernière visite.

« Je ne l’avais pas vu depuis trois mois quand il est mort. En confinemen­t, on était tous isolés dans nos chambres. Et quand l’accident est arrivé, je ne pouvais pas aller à l’hôpital. C’était dans une autre région. Il était toute ma vie. Je n’ai même pas pu lui dire au revoir », raconte l’amoureuse, démolie.

« Vous savez, le grand amour, ça se peut à notre âge. Je suis en furie contre la COVID ! Le plus dur, c’est de vivre ce deuil en silence. Car ici, personne n’était au courant de notre relation, sauf ses enfants. » Pas une oreille voisine avec qui partager cette immense perte.

Lorraine rage contre l’infantilis­ation des personnes âgées et ceux qui banalisent l’importance de leurs dernières saisons. Les siennes ont bien refleuri à 82 ans ! « C’est moi qui ai eu le culot de lui demander en premier s’il voulait faire une “sieste” avec moi », raconte Lorraine en rigolant. « On s’aimait tellement, on se le disait tout le temps. On faisait l’amour. Les gens pensent que les aînés n’ont plus de vie sexuelle. C’est faux ! »

L’amoureuse meurtrie peine à faire ce deuil suspendu, désincarné. Pas de réelle cérémonie, pas d’hommage, rien. Drapée dans le voile du secret, l’amante égrène son deuil en silence. Au poids de la solitude s’est ajoutée l’enclume du silence. « C’est comme si je pleurais un fantôme. Plus personne ne parle de lui ici. C’est comme s’il n’avait jamais existé ! C’est terrible, car ici, la mort, c’est tabou. »

Quand le souvenir d’Antoine l’envahit, l’octogénair­e serre son oreiller très fort contre elle. Et ça lui fait du bien. Pour conjurer sa peine, elle lit et écrit. Beaucoup. Sur lui, sur cet homme lumineux qui mordait encore dans la vie à 93 ans. Dans ses mains effilées, elle caresse la seule trace matérielle de son amoureux disparu : un bouquin intitulé L’imbécillit­é est une chose sérieuse. Un cadeau d’Antoine. Un essai sur les crétins de ce monde, qui faisait bien rigoler les deux amoureux rebelles.

« J’espère pouvoir faire quelque chose l’été prochain pour lui rendre hommage. Sa fille m’a aussi promis la seule chemise qui reste de lui », confie la digne dame, qui vient de fêter ses 88 ans. Une simple chemise, souvenir d’une mer de tendresse, aujourd’hui réduite à un bout de tissu.

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De son amour secret, il ne reste à Lorraine qu’un livre qu’il lui avait offert en cadeau.

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