Un seul monde face à la pandémie
En avril 2020, alors qu’on prenait acte de l’ampleur de la pandémie de COVID-19, le monde s’est pris à rêver d’un effort commun pour la contrer. On parlait de solidarité, de partage, de bien commun. L’effort de recherche planétaire pour trouver un vaccin allait profiter à tous. Un mécanisme baptisé COVAX a été mis en place à cet effet. L’initiative, coordonnée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’Alliance du vaccin (GAVI) et la Coalition pour les innovations en matière de préparation aux épidémies (CEPI), s’est donné pour principal objectif d’acheter et de distribuer équitablement en 2021 deux milliards de doses de vaccin anti-COVID-19. Plus de 150 pays y ont adhéré, dont plus de 90 pays en développement.
Ce nationalisme vaccinal, avec tous ces achats anticipés, est irrationnel d’un point de vue de santé publique MAÏKA SONDARJEE
Le mécanisme a deux volets. Le premier permet aux pays de s’approvisionner à travers COVAX pour l’obtention, contre contribution, de suffisamment de doses pour vacciner 20 % des personnes les plus vulnérables de leur propre pays, dont le personnel médical. Le second volet, surtout financé par les pays plus riches, approvisionne les pays à moyen et à faible revenu dans des proportions similaires.
Le Canada a appuyé COVAX dès le départ et a ouvert ses goussets pour contribuer aux deux volets. Les États-Unis, en revanche, s’en sont retirés pour adopter une politique « l’Amérique d’abord » que poursuivrait l’actuel président Joe Biden. C’est toutefois la décision du gouvernement Trump, le printemps dernier, de procéder à l’achat anticipé d’au moins 300 millions de doses qui a changé la donne.
Plusieurs pays riches ont réagi en se lançant dans une frénésie de négociations de contrats. Le Canada a sauté dans le train durant l’été avec l’annonce de ses premières ententes en août. Il est aujourd’hui le pays qui a signé le plus de contrats d’achats anticipés (CAA), soit sept au total.
Le rêve était trop beau. L’automne dernier, au moment où les pays riches, en particulier le Canada, se vantaient de leur carnet de commandes, l’OMS,
les experts en santé publique et les organismes humanitaires s’inquiétaient de l’effet de cette course sur la disponibilité des vaccins pour les pays à faible et à moyen revenu. À la mi-septembre, une analyse d’Oxfam montrait qu’à cette date, des pays riches représentant seulement 13 % de la population mondiale avaient déjà pris une option sur plus de 51 % des doses promises des cinq vaccins les plus prometteurs.
Kate Elder, conseillère principale en matière de politique vaccinale chez MSF Canada, prédisait alors au Devoir, sur un ton sombre, que le vrai test de la sincérité des pays riches en faveur de ce mécanisme surviendrait quand les premiers vaccins seraient autorisés et prêts à être distribués. Il suffirait de regarder qui seraient les premiers servis.
Avec ou sans COVAX ?
On a maintenant la réponse : les pays assez riches pour conclure ces accords ont déjà vacciné au moins 2,6 % de leur population. Et certains, comme la Grande-Bretagne et Israël, n’ont pas lésiné sur le prix, ce qui explique largement la rapidité de leurs approvisionnements et de leur campagne de vaccination.
COVAX, de son côté, a dû trimer dur pour sécuriser des doses. L’organisme a finalement annoncé cette semaine son premier plan de distribution qui devrait permettre à 145 pays de vacciner au moins 3 % de leur population d’ici juin, soit leur personnel médical de première ligne et leurs citoyens les plus vulnérables.
Au Canada, on a presque atteint cette cible. Sans COVAX. Selon les dernières données de Our World in Data, 2,69 % de la population canadienne aurait déjà reçu au moins une dose. Malgré cette performance, Ottawa veut exercer son droit de recevoir sa part des doses du vaccin AstraZeneca que COVAX distribuera ce printemps. Pourtant, le Canada a conclu un CAA avec cette compagnie pour des livraisons pouvant atteindre 20 millions de doses. A-t-il vraiment besoin d’en recevoir 1,9 million de COVAX ?
Jason Nickerson, conseiller aux affaires humanitaires de MSF, convient que le Canada a payé pour s’approvisionner en partie à travers COVAX, mais ce n’est pas parce qu’il en a le droit qu’il est obligé de l’exercer, surtout pas maintenant. Il pourrait attendre. Sinon, on verra des Canadiens moins à risque être vaccinés avec ces doses avant des travailleurs de première ligne de certains pays en développement.
Il y voit un enjeu moral, mais aussi de santé publique. « Même si tous les Canadiens étaient vaccinés avant le reste du monde, des restrictions devraient être maintenues parce que plus la pandémie dure ailleurs, plus le virus évolue, plus on risque de voir apparaître de nouveaux variants. On ne peut pas arrêter la pandémie sans vacciner tout le monde et en priorité, partout, le personnel soignant et les populations à risque », insiste le médecin.
Maïka Sondarjee, professeur à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa, est du même avis et avoue sa déception. « La décision du Canada est légale, mais malhonnête. […] Et ce nationalisme vaccinal, avec tous ces achats anticipés, est irrationnel d’un point de vue de santé publique. »
Elle déplore aussi qu’on n’ait rien fait pour atténuer des problèmes systémiques qui nuisent à la distribution des médicaments et de vaccins dans le monde. On pense aux prix élevés, à l’absence de partage des données et d’accès à la propriété intellectuelle.
Ces problèmes persistent. L’Inde et l’Afrique du Sud ont demandé à l’OMS de suspendre les règles touchant les brevets afin de permettre une production générique des vaccins contre la COVID-19. Les deux pays se heurtent à un mur d’opposition venant de pays riches, dont le Canada.