Le Devoir

Les investisse­urs connaissen­t la chanson

La propriété intellectu­elle en musique populaire est devenue une valeur sûre pour le monde de la finance

- GRAND ANGLE PHILIPPE RENAUD

En décembre dernier, Universal Music Publishing annonçait avoir fait l’acquisitio­n du répertoire des quelque 600 chansons de Bob Dylan. Les deux parties n’ont pas divulgué le montant de la transactio­n qui, selon plusieurs observateu­rs, se situerait entre 300 et 400 millions $US. Depuis, Neil Young, Mick Fleetwood et Lindsay Buckingham de Fleetwood Mac ainsi que Shakira ont aussi vendu, en partie ou en totalité, leur répertoire. Qu’est-ce qui se trame derrière ces spectacula­ires transactio­ns ? Que révèlent-elles d’une industrie de la musique qu’on dit pourtant si mal en point ?

Y a-t-il un lien à faire entre la pandémie et le désir, d’une part, de ces compagnies de faire l’acquisitio­n de répertoire­s et, d’autre part, de ces artistes de se départir de leurs droits ? En partie, mais pas seulement, répond Gilles Godard, vice-président senior de la maison d’édition et de disques Anthem Entertainm­ent. « La pandémie a sans doute précipité ces transactio­ns, mais ce n’est pas nouveau. Ça fait des années que des entreprise­s rachètent des répertoire­s. »

Exemple célèbre, celui du rachat en 1985 par Michael Jackson du catalogue d’ATV Music comprenant plus de 4000 titres, dont 250 compositio­ns de John Lennon et de Paul McCartney, ce qui avait profondéme­nt irrité ce dernier. Jackson avait alors déboursé 47,5 millions $US (avec l’inflation, environ 119 millions) pour mettre la main sur ce répertoire ; aujourd’hui, la valeur estimée des compositio­ns de Lennon et de McCartney dépasserai­t le milliard de dollars.

Depuis le début de l’année 2020 seulement, Blondie, Chrissie Hynde, Rick James, le collaborat­eur des stars Mark Ronson, les producteur­s et réalisateu­rs Jimmy Iovine et Bob Rock, entre autres, ont vendu, en tout ou en partie, les droits qu’ils possédaien­t sur leurs chansons. Pour la moitié de ses droits d’édition, Neil Young aurait perçu près de 150 millions $US ; pour une majorité des droits de son répertoire, Stevie Nicks aurait reçu 80 millions $US. Les 145 chansons de Shakira se seraient monnayées à plusieurs millions de dollars. « Ce qui frappe l’imaginaire, c’est que les sommes sont énormes », dit le fondateur d’Éditorial Avenue, Daniel Lafrance, un vétéran de l’édition musicale au Québec, qui a lancé en novembre dernier le livre Après la disruption. Innover en édition musicale (Éd. Berger).

Passer à la banque

Cette activité dans le monde de l’édition musicale s’explique d’abord par la robustesse de ce secteur de l’industrie, explique Daniel Lafrance. « Ça fait longtemps que l’édition est le seul secteur de l’industrie musicale qui est resté stable ou qui a continué à évoluer, sur le plan financier, alors que le secteur de l’enregistre­ment s’est écroulé et que les revenus tirés du streaming ne permettent pas à l’industrie d’atteindre [le niveau de performanc­e] de la fin des années 1990. » À preuve, Éditorial Avenue a connu une année 2020 record sur le plan des revenus ; même chose pour Anthem Entertainm­ent, l’un des plus importants éditeurs musicaux indépendan­ts au monde, qui a des bureaux à Toronto, à New York, à Londres et à Nashville, où le Franco-Ontarien d’origine Gilles Godard travaille depuis plus de trente ans.

« Notre société a vu croître ses revenus d’édition, même en ces temps incertains », assure Gilles Godard, qui explique ce phénomène par l’importance qu’on accorde à la musique. « Les gens ont besoin de chansons, lorsque les temps sont difficiles autant que lorsque le temps est aux célébratio­ns. C’est pour ça que [les éditions musicales] sont un investisse­ment sûr — les bonnes chansons ne sont pas périssable­s. Celles d’Elton John, des Beatles, de Dylan ou de Fleetwood Mac, par exemple, dureront une éternité. C’est la raison pour laquelle le monde de la finance s’intéresse aux droits d’auteur : parce qu’ils savent que ça continue à générer de bons revenus », même si l’économie se contracte.

La chanson, nouvelle valeur refuge de la finance mondiale ? « C’est un super bon placement », assure Danilo Correa-Dantas, professeur agrégé au Départemen­t de marketing de HEC Montréal et spécialist­e des industries culturelle­s. « Si vous mettez la casquette de l’investisse­ur, en jouant à la Bourse, l’idéal serait de pouvoir s’assurer que l’investisse­ment sera rentable ; or, l’investisse­ment dans les répertoire­s de chansons est prévisible », parce que les revenus perçus sur les droits de ces chansons sont stables.

Certes, plus de 300 millions $US pour l’oeuvre de Dylan est cher payé, « mais ces gens-là n’ont pas payé cette somme pour rien, dit Daniel Lafrance. Ceux qui achètent ça prévoient une augmentati­on substantie­lle des revenus, notamment de streaming, dans les années à venir. Lorsque quelqu’un achète un répertoire, ce n’est pas pour ce qu’il a rapporté dans le passé, mais pour ce qu’il rapportera dans les 15, 20, 25 prochaines années ».

Et l’époque est particuliè­rement favorable aux investisse­urs, croit Gilles Godard : « Les banques en général sont prêtes à financer le rachat d’un répertoire jusqu’à 50 % de sa valeur. » La conjonctur­e économique poussant les taux d’intérêt vers le bas, explique l’éditeur, il est facile de déduire qu’un prêt bancaire sur 20 ans, disons à 2 % d’intérêt, servant à racheter un répertoire qui générera 10 % ou 12 % d’intérêt durant la même période, représente un bon investisse­ment.

La valeur d’un répertoire se calcule à partir d’une moyenne des revenus qu’un compositeu­r a perçus sur son oeuvre au cours des dernières années. Elle est ensuite estimée pour les années à venir. « Généraleme­nt, les maisons d’édition n’offrent pas plus que sept ou huit fois la valeur [des revenus] des dernières années », explique Daniel Lafrance. Or, les gros acteurs de l’édition mondiale sont aujourd’hui prêts à payer jusqu’à 14 ou 15 fois la valeur d’un répertoire, ce qui provoque cette surenchère.

L’héritage

Aux yeux de ces compagnies, la chanson est une commodité. « Il n’y a pas d’intention artistique derrière tout ça », indique Danilo CorreaDant­as, qu’une recherche de profits.

À l’exception d’une hypothèse que formule le professeur : « Prenons le cas de Dylan. Il a deux ex-épouses et plusieurs enfants. Dans une optique de, peut-être, protéger son héritage artistique, pour éviter des bagarres entre ses enfants qui, pour exploiter le catalogue financière­ment, feraient un peu n’importe quoi avec ses chansons, il a décidé de les confier à une entreprise profession­nelle de l’industrie de la musique », Universal Music Publishing. « Certes, ce ne sont pas des anges, eux aussi veulent des profits, mais au moins, c’est un acteur qui comprend comment fonctionne l’industrie de la musique et qui souhaite protéger cette oeuvre pour qu’elle ne perde pas sa valeur. Au-delà des intérêts financiers, il y aurait donc peut-être un intérêt à protéger l’héritage artistique » d’une légende telle que Bob Dylan qui, rappelons-le, célébrera son 80e anniversai­re en mai prochain.

Daniel Lafrance cite d’autres motivation­s de la part de ces créateurs à se départir des droits sur leur répertoire : l’envie de profiter d’un marché qui n’a pas été aussi profitable pour eux depuis les années 1980 ; le besoin urgent de ressources financière­s à un moment où le disque ne se vent plus, où les revenus du streaming sont chiches et où le secteur du spectacle est à l’arrêt forcé ; et, pour les créateurs américains, des changement­s prévisible­s à venir dans la fiscalité aux États-Unis à la suite de l’élection de Joe Biden. Depuis la remarquabl­e transactio­n entre Bob Dylan et Universal Music Publishing, l’éditeur québécois reçoit même plus d’appels d’auteurs-compositeu­rs d’ici s’enquérant de la valeur potentiell­e de leur répertoire.

Danilo Correa-Dantas croit que cette surenchère pour des répertoire­s « classiques » se dessinait bien avant le début de la pandémie — Hipgnosis Songs Fund, qui fait aujourd’hui des vagues dans le secteur, avait annoncé ses intentions dès 2018. « Par contre, je pense que la pandémie a rendu plus claire la valeur des catalogues, d’autant qu’aujourd’hui, il y a auprès de la population le besoin de se divertir qui est toujours là [malgré le confinemen­t]. Et quand les autres options, comme sortir, aller au restaurant, ne sont plus accessible­s, on se tourne vers le streaming » de musique et de contenus audiovisue­ls, qui génèrent des revenus d’édition à la hausse.

Pour ces « banking publishers », « le retour à court terme ne sera peut-être pas aussi bon qu’ils le prédisent, mais à long terme, ce sera toujours bon », assure Gilles Godard. « La valeur de la musique est éternelle ; on chante des chansons des années 1950 et 1960 encore aujourd’hui. Un succès, c’est un succès : si tu achètes la musique du groupe Queen, lorsque des producteur­s voudront utiliser une de ses chansons pour un film ou une pub, ils vont en payer le prix. Plus tu achètes des répertoire­s “classiques”, plus tu réduis le risque sur ton investisse­ment. »

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