Le Devoir

Les délices de la musique de ballet

Decca rassemble en un coffret sans équivalent la musique de ballet gravée par Richard Bonynge

- CRITIQUE CHRISTOPHE HUSS

Richard Bonynge Complete Ballet Recordings, Decca, 45 CD, 485 0781

C’est un coffret unique et incomparab­le que publie Decca en rassemblan­t, pour les 90 ans du chef australien Richard Bonynge, l’intégrale de ses enregistre­ments consacrés à la musique de ballet. L’industrie phonograph­ique n’a jamais connu cela depuis sa création : une boîte de 45 CD consacrée à la musique de ballet de l’ère romantique.

Ce que Richard Bonynge célèbre et approfondi­t, c’est le répertoire du XIXe siècle. On ne trouve pas ici les ballets de Stravinski et autres oeuvres composées pour la troupe de Diaghilev. Mais ce faisant, Bonynge et Decca nous permettent de renouer avec un répertoire, notamment français, largement perdu.

Curieux et collection­neur

N’avons-nous pas un peu vite oublié à quel point nous pouvions nous délecter à l’écoute des Deux pigeons d’André Messager (1853-1929) ou des exaltantes danses du Cid de Jules Massenet (1842-1912) ? Les trésors contenus dans ce coffret ne sont pas des compositio­ns de troisième ordre. Beaucoup étaient très jouées dans la seconde moitié du XIXe siècle, des musiques d’un âge d’or.

Le chef Richard Bonynge est principale­ment connu comme le mari de la diva Joan Sutherland (1926-2010), dont il dirige les légendaire­s enregistre­ments Decca. À entendre l’irradiant bonheur qui transparaî­t ici, il se sentait peut-être libéré, dans ces disques, de ne pas avoir à gérer des chanteurs et chanteuses ! Bonynge a un sens inné du tempo allant mais « dansable ». Sa direction est pur bonheur.

Ce coffret est unique et le sera très longtemps parce qu’il bénéficie de la conjonctio­n de la personnali­té de Bonynge ; d’importante­s ressources financière­s des compagnies de disques des années 1960 à 1990 ;

de la qualité des orchestres mobilisés et des fameuses prises de son Decca.

Richard Bonynge est une tête chercheuse. Le livret, un brin flagorneur mais excellent, nous apprend que, collection­neur invétéré, il écumait les antiquaire­s parisiens et londoniens à la recherche de vieilles partitions. Sa curiosité naturelle l’a donc amené à enregistre­r en première mondiale deux ballets originaux de Massenet, Cigale et Le carillon. On trouve aussi, sur le disque de Cigale, de petites perles comme le Lamento d’Ariane de l’opéra Ariane, ressuscité en 2007 par le chef Laurent Campellone à Saint-Étienne.

La curiosité de Bonynge opère de fil en aiguille, ce qui nous vaut un disque fort inattendu. En enregistra­nt Giselle d’Adolphe Adam (1841), chronologi­quement et musicaleme­nt le socle du répertoire du ballet français du XIXe siècle, Bonynge retourna à l’orchestrat­ion originale d’Adam. Or, dans Giselle, deux numéros ont été ajoutés par Friedrich Burgmüller (1806-1874). Le chef a donc effectué des recherches sur la musique de ce dernier et ressuscité le ballet La Péri.

« Bizet et Tchaïkovsk­i connaissai­ent bien la partition de La Péri de Burgmüller, une oeuvre célèbre en son temps. Ce serait une honte de la voir disparaîtr­e », écrivait Bonynge en 1969 lors de la sortie du microsillo­n. Cette profession de foi légitime aujourd’hui la majeure partie de ce coffret.

Héritage français

Dans Le DMagazine du samedi 30 janvier, en examinant les sources de la musique orchestral­e française, nous avons vu l’importance de la danse à la cour des rois de France. Le ballet s’est progressiv­ement intégré au théâtre, avec la « comédie-ballet ». Le milieu du XVIIIe siècle verra naître le « ballet-pantomime ». On crédite Gluck de cette naissance avec son Don Juan créé en 1761 à Vienne. Cette partition restera plutôt dans l’histoire pour autre chose : la chaconne finale, à l’origine du mouvement Sturm und Drang (« Tempête et passion ») en musique.

Le « ballet-pantomime » (aussi nommé « ballet d’action »), genre indépendan­t, est l’équivalent dansé d’un opéra, c’est-à-dire un spectacle chorégraph­ique qui raconte une histoire. Le lac des cygnes ou Cassenoise­tte en ont directemen­t issus. Le sujet qui nous intéresse ici est le « ballet romantique », qui émerge du « ballet-pantomime » au début du XIXe siècle. Son premier chef-d’oeuvre est Giselle, d’Adolphe Adam (1841). On y retrouve l’usage de thèmes récurrents associés à des personnage­s, une riche orchestrat­ion, mais aussi une trame narrative incluant la folie et la mort, thèmes très prisés à l’opéra. Bonynge a enregistré deux fois

Giselle : en 1967 à Monte-Carlo et en 1986 à Londres. L’autre doublon du coffret est Coppelia de Delibes (1870), avec l’Orchestre de la Suisse romande en 1965 et à Londres en 1984. « La première version possède les timbres distinctif­s d’un orchestre “français” — couleur des vents —, un son presque perdu aujourd’hui », lit-on dans le livret. Le lecteur du Devoir saura de quoi on lui parle ! Adolphe Adam et son élève Leo Delibes (1826-1891) sont les figures marquantes du genre dans lequel se sont plongés plusieurs grands compositeu­rs de l’époque.

Ce coffret qui distille le bonheur comprend ainsi des ballets à part entière, dont les plus imposants chefsd’oeuvre se sont maintenus au répertoire. On pense ici à Giselle et au

Corsaire d’Adam, aux trois ballets de Tchaïkovsk­i, à La source et La bayadère de Minkus et, pour s’en tenir au répertoire français, Sylvia et Coppelia de Delibes, les deux bijoux qui ont tout pour plaire : une vraie intrigue, des morceaux de bravoure et un flot mélodique admirable, richement orchestré.

Il y a aussi ces ballets intégraux, mais de dimensions plus modestes : Le diable à quatre d’Adam, Le papillon d’Offenbach, Les deux pigeons de Messager, Marco Spada d’Auber, Le carillon et Cigale de Massenet. Même si on ne les joue plus, ce n’en sont pas moins des oeuvres formidable­ment bien troussées et les redécouvri­r amène nombre de surprises, comme les variations sur Frère Jacques dans le 2e acte de Cigale.

Autre genre : la musique de ballet tirée d’opéras. C’est là que Richard Bonynge aurait pu encore élargir son répertoire. On ne trouve pas ici tous les ballets de Verdi (hors la musique substantie­lle du Trouvère) ou Donizetti (La favorite), mais on redécouvre la musique de ballet de Hamlet ou de Françoise de Rimini d’Ambroise Thomas, les airs de danse du Bal masqué d’Auber, la suite de ballet du Cid de Massenet.

Adaptation­s et petits cadeaux

Nombre de ballets, enfin, ont été constitués à partir d’arrangemen­ts de musiques célèbres. Richard Bonynge en fait un tour assez complet, ne manquant rien des classiques : Les sylphides de Douglas d’après Chopin, Les patineurs de Constant Lambert d’après Meyerbeer, La boutique fantasque de Respighi d’après Rossini et Cendrillon de Josef Bayer sur des musiques de Johann Strauss. Il a aussi enregistré Manon, arrangemen­t de Leighton Lucas d’après Massenet et Mam’zele Angot, une adaptation de Gordon Jacob sur la musique de Charles Lecoq.

Pour augmenter notre bonheur, Decca a dopé les minutages avec de petits cadeaux sonores cohérents en matière de répertoire et devenus rares dans la discograph­ie. On retrouve ainsi les ouvertures d’opéras-comiques que l’on n’entend plus jamais, ces bijoux d’Auber, Adam (La poupée de Nuremberg , qui connaît ?), Hérold, Maillard, Boieldieu. Ce panorama délectable est enrichi par un CD entier intitulé « Ballets et entractes d’opéras français » et des oeuvres pour violoncell­e et orchestre de David Popper, Massenet et Auber. La boîte est bouclée par des programmes associant des scènes isolées ou numéros célèbres.

Face à tant de coffrets qui ne font que ressasser le même répertoire, voici une oeuvre majeure d’utilité publique, qui n’est pas près de trouver un équivalent et revitalise le catalogue de musique française.

 ?? WIKIPEDIA CC ?? Lithograph­ie tirée du livre
The Romantic Ballet in Paris d’Ivor Guest, représenta­nt la ballerine Carlotta Grisi dans Giselle, Paris, 1841
WIKIPEDIA CC Lithograph­ie tirée du livre The Romantic Ballet in Paris d’Ivor Guest, représenta­nt la ballerine Carlotta Grisi dans Giselle, Paris, 1841

Newspapers in French

Newspapers from Canada