Le Devoir

Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

J’ai bien hâte de voir en direct du Diamant, récent fleuron de la capitale, La face cachée de la lune sur les ondes de Télé-Québec. Samedi, 20 h (en reprise dimanche à

20 h 30) c’est un rendez-vous. Pour la toute première fois, le solo initial se transforme­ra en duo fraternel : Yves Jacques en Philippe et Robert Lepage en André. Les deux faces de sa lune soudain rassemblée­s.

Cette pièce-là, devenue culte, n’en finit plus de rebondir dans notre XXIe siècle en orbite. Ni tout à fait la même ni tout à fait une autre. La

face cachée de la lune, je l’avais d’abord vue en 2000 jouée par Lepage au Trident à Québec en long mais fascinant one man show. Trois ans plus tard, il en avait tiré un film où sa ville natale, sa muse, composait un décor fantasmago­rique avec le Château Frontenac et la grosse lune en scintillem­ent derrière. Des effets spéciaux envoyaient Lepage voler au-dessus des toits. Soudain, des figures secondaire­s se voyaient incarnées par différents interprète­s, dont la mère par Anne-Marie Cadieux. Folle sortie du huis clos, très réussie, filmée avec une petite caméra HD. Mais Lepage y campait toujours les deux frères si opposés, réunis à l’ombre de la maman disparue. En legs : Beethoven, le poisson rouge de la défunte bientôt mort lui aussi, gelé dur dans l’appartemen­t glacial du fiston désargenté.

Cette pièce-là était sa plus personnell­e avant 887, drôle et poétique, embrassant l’infiniment petit et la voûte étoilée. Plus tard, je l’aurai revue à Montréal sur les planches du théâtre Jean-Duceppe avec Yves Jacques, excellent également à sa proue. Le comédien avait d’abord pris son bâton de pèlerin pour arpenter les scènes du monde, prenant la relève de Lepage (trop occupé ailleurs) dans cette pièce resserrée, appelée à connaître le succès planétaire.

Sa mécanique, ses décors, ses effets de miroir, ses vidéos de cosmonaute­s en apesanteur appartenai­ent-ils dans ma mémoire à la pièce originale, à sa seconde mouture ou au film ? Rendu là, tout devenait confus. D’autres images, d’autres procédés scéniques viendront bientôt en moi et en plusieurs amateurs de cette fable comico-cosmique lui remodeler le portrait. Les mêmes mots sur d’autres apprêts.

Comment la vitre ronde d’une vieille machine à laver se transforme­rat-elle la prochaine fois en scanneur et en hublot de navette spatiale ? Comment les souliers de la maman qui aimait tant danser sauront-ils remuer en nous sa tragique fin de vie ? On le saura bientôt devant le quatrième avatar de La face cachée de la lune.

Un ailleurs meilleur

Dans cette histoire, la conquête de l’espace sous rivalité des Soviétique­s et des Américains au cours des années 1960 fait écho aux banalités du noyau familial : les conflits fraternels tissés dès l’enfance, qui ressurgiss­ent quand la maman s’éteint, avec le poids de souvenirs sous tensions majeures. Entre le doux rêveur Philippe, fou d’astronomie, fauché, recalé au doctorat, poète des sphères, et André, météorolog­ue vedette à la télé, riche, branché et cynique : un dédain mutuel teinté d’affection usée mais vivace.

Lequel d’entre eux était le vrai perdant ? Question de point de vue, de système de valeurs aussi. « Ces deux personnage­s représente­nt des facettes différente­s de ma personnali­té », m’avait confié Lepage lors du lancement du film tiré de la pièce. Adolescent dépressif sur sa rue Murray, le futur dramaturge était demeuré rivé devant sa télé deux ans durant, découvrant le premier alunissage (comme tout un chacun) par écran interposé.

Sa signature créative, nourrie d’effets virtuels, est née peut-être de ce décalage entre le réel et son reflet qui marqua si fort cette phase recluse de sa vie. L’aspiration à un ailleurs meilleur fit le reste. Les poètes lunaires ont toujours de bonnes raisons de vouloir s’exiler sur notre satellite, ne serait-ce que pour découvrir sa face grêlée invisible de la Terre ou pour échapper à la loi de la gravité. « Quand on se sert de la lune, on est moins nostalgiqu­e », m’avouait-il.

Buzz Aldrin, héros de l’homme de théâtre québécois, aura arpenté sa surface avec Neil Armstrong. Georges Méliès lui avait envoyé une fusée dans l’oeil dès 1902, Tintin foula son sol avec ses compères et son chien. Quant au Philippe de Lepage, il tourne une vidéo destinée à traverser l’espace pour atteindre on ne sait trop qui, là-haut. Et si on n’était pas les seuls êtres pensants de l’univers ? La question flotte sur ce spectacle-là, comme un espoir.

Et alors que la Terre souffre, comme en ce moment, proie d’un virus et de tous les maux environnem­entaux, peut-être cette pièce revêtira-t-elle pour nous un nouveau sens, plus inquiet, moins hilarant ? Car ce n’est pas tant La face cachée de la lune qui change à travers les années, mais le regard qu’on pose sur elle et nos bagages chaque fois renouvelés.

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