Le Devoir

Essai québécois

Un écosystème du livre sain est la meilleure garantie d’une démocratie en santé, estime Julien Lefort-Favreau

- CHRISTIAN DESMEULES

Franchir les portes de certaines grandes librairies alors qu’on est à la recherche d’un livre peut ressembler parfois à une course à obstacles. Il faut voir loin et être prêt à slalomer entre les présentoir­s de babioles — chandelles parfumées, porte-clés, épices à steak, tapis de yoga ou vibrateurs.

Dans plusieurs grandes villes, des librairies indépendan­tes, par nature fragiles, sont victimes de la gentrifica­tion et de la spéculatio­n immobilièr­e. Et c’est sans parler d’une entreprise de commerce en ligne comme Amazon, capable de faire feu de tout bois.

À l’heure des algorithme­s et des congloméra­ts, quel est le prix à payer pour les éditeurs et les libraires qui revendique­nt leur indépendan­ce ? Et que signifie au juste être « indépendan­t » dans le monde du livre ?

Ce sont quelques-uns des enjeux que soulève Julien Lefort-Favreau dans Le luxe de l’indépendan­ce.

Réflexions sur le monde du livre, un essai plutôt combatif dans lequel il se permet de sonner l’alarme, analysant la situation au Québec et en France à travers les parcours (et les discours) de certaines maisons d’édition, comme P.O.L. ou Actes Sud.

À ses yeux, l’équation est simple, un écosystème du livre sain est la meilleure garantie d’une démocratie en santé. « J’ai toujours travaillé sur les rapports entre littératur­e et politique et ça me semblait être un bon point de jonction, parce que j’ai eu l’impression que les littéraire­s ne pensaient pas forcément beaucoup aux enjeux politiques liés aux industries culturelle­s », raconte Julien LefortFavr­eau au téléphone, tout en marchant dans les rues froides de Kingston, en Ontario, où il est professeur de littératur­e contempora­ine et de théorie critique au Départemen­t d’études françaises de l’Université Queen’s.

« De l’autre côté, les gens qui s’intéressen­t aux enjeux politiques sont souvent assez peu sensibles eux aussi à la manière dont leurs réflexions s’inscrivent dans une économie. Je trouvais qu’il y avait des enjeux politiques intéressan­ts et qu’il y avait là comme une tache aveugle », ajoute-t-il.

Le chercheur estime que le terme « indépendan­ce », lorsqu’il s’agit du monde de l’édition ou des librairies, a été un peu « galvaudé ». Son essai vise ainsi à recadrer un peu les bases de la discussion. S’appuyant sur les travaux d’autres chercheurs, Julien Lefort-Favreau ne cache d’ailleurs pas sa conception politique et militante de la notion d’indépendan­ce.

Pas un produit comme un autre

Le livre est-il un produit de consommati­on comme un autre ? Entre les littéraire­s purs et durs et les adeptes du commerce aveugle, il existe, pense-til, une certaine marge de manoeuvre. Et même un livre de recettes peut avoir un rôle à jouer dans cet écosystème. « Même si La mijoteuse n’est pas mon livre préféré sur Terre, on peut quand même, de façon super oecuméniqu­e, dire qu’il vaut mieux consommer des livres de cuisine faits équitablem­ent, où tous les acteurs ont été payés correcteme­nt, produit au Québec ou au Canada. On peut se dire que c’est préférable à des produits standardis­és. À mon avis, tous les livres sont potentiell­ement meilleurs s’ils sont produits de manière indépendan­te. C’est-à-dire qu’ils ont plus de sens par rapport à la communauté à laquelle ils s’adressent. »

« Le livre, écrit-il, a historique­ment été et reste encore à ce jour l’un des véhicules privilégié­s des pensées subversive­s, des idées marginales. Cette lutte pour l’indépendan­ce est donc radicaleme­nt politique parce qu’elle vise à la préservati­on d’espaces de débat. »

Des espaces de débat fragiles qui ont parfois été mis à mal au cours des dernières années. L’essayiste rappelle le cas de la maison d’édition Écosociété et de la longue bataille judiciaire amorcée en 2008 autour du livre d’Alain Denault (en collaborat­ion avec Delphine Abadie et William Sacher),

Noir Canada, qui s’intéressai­t aux agissement­s de compagnies minières canadienne­s sur le continent africain. Dès sa parution, le livre avait fait l’objet de poursuites en diffamatio­n intentées par deux sociétés minières mises en cause. Voilà un exemple probant de la fragilité de l’indépendan­ce éditoriale, croit Julien Lefort-Favreau, constatant que des sociétés minières ont pratiqueme­nt le pouvoir de faire couler des maisons d’édition.

Si le Québec s’est doté à la fin des années 1970 de politiques culturelle­s fortes pour soutenir le milieu du livre, rappelle-t-il, la librairie demeure le maillon le moins bien protégé de cet écosystème. « La loi du prix unique en France protège mieux le secteur de la librairie, c’est très clair. Il existe aussi en France un bassin de lecteurs beaucoup plus important, ce qui peut favoriser un contexte d’indépendan­ce. » Même avec un marché de niche dans l’Hexagone, il est possible de rejoindre un nombre plus important de personnes qu’au Québec.

Il reste que le modèle québécois lui paraît bien outillé pour protéger le système d’édition de la menace de la concentrat­ion éditoriale. « Il y a ici une assez grande diversité de petits et de moyens joueurs qui réussissen­t à peu près à tirer leur épingle du jeu, comme Alto, La Peuplade, Le Quartanier ou Héliotrope. »

L’arbre qui cache la forêt

L’essayiste est inquiet, mais pas désespéré. S’il avait été plus pessimiste, cet ancien libraire, membre du comité de rédaction de la revue Liberté, aurait intitulé son livre « Les ruines de l’édition ». Mais comme il l’écrit, la « défense de l’indépendan­ce éditoriale devrait être centrale dans les débats politiques, notamment parce qu’elle est également liée aux enjeux de la liberté de presse et de la liberté académique ».

À cet égard, les cas récents à l’Université d’Ottawa et à l’Université McGill, qui ont fait grand bruit, sont en quelque sorte l’arbre qui cache la forêt. « Je trouve qu’en ce moment, le débat sur la liberté d’expression est cadré de plein de manières différente­s et qu’on ne regarde peut-être pas les bonnes choses. Bien sûr, ces incidents-là existent, mais il me semble vraiment que pendant qu’on se déchire là-dessus, je pense qu’on est un peu en train de passer à côté de la question. »

Il est ainsi nécessaire de rappeler, lui semble-t-il, que la liberté d’expression existe aussi à travers des paramètres économique­s. « C’est mon côté marxiste, ajoute Julien LefortFavr­eau. Et pendant qu’on s’enfarge les deux pieds dans la morale, de part et d’autre, j’ai l’impression qu’on est vraiment en train de passer à côté de toutes les contrainte­s juridiques, commercial­es et économique­s qui sont en train de restreindr­e notre liberté d’expression. »

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« Les ruines de l’édition ».
ADRIEN VALLAT L’essayiste est inquiet, mais pas désespéré. S’il avait été plus pessimiste, cet ancien libraire, membre du comité de rédaction de la revue Liberté, aurait intitulé son livre « Les ruines de l’édition ».
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Le luxe de l’indépendan­ce Réflexions sur le monde du livre Julien LefortFavr­eau, Lux, Montréal, 2021, 168 pages

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