Aplatir la courbe de la violence politique ?
La destitution de Donald Trump est une question de sécurité nationale, selon plusieurs experts
Plus d’un mois après l’insurrection du Capitole, Washington avait toujours des allures de ville assiégée dimanche matin, avec ses clôtures métalliques encerclant le coeur du pouvoir exécutif américain. Plus loin, d’autres tenaient à distance les rares passants s’arrêtant pour se prendre en photo devant la Maison-Blanche. Sous la neige de février.
« C’est la guerre, a laissé tomber Tim, la jeune soixantaine, venu promener son chien le long de Jefferson Drive sur un National Mall complètement désert. Les Américains sont devenus leurs propres ennemis, et c’est un constat plutôt désespérant. » Il a dit aussi avoir un « faible espoir » que les choses changent. « Condamner Donald Trump pour ce qu’il a fait pourrait être un bon début pour aller vers la guérison. Même si je n’en suis pas totalement convaincu », a-t-il ajouté, sous le regard des militaires en arme montant la garde de l’autre côté de la clôture.
C’est mardi que s’ouvre le deuxième procès en destitution de l’ex-président, pour avoir déclenché la violence politique contre le Capitole, le jour où les élus américains devaient certifier la victoire de Joe Biden
Il a contribué à radicaliser une partie des Américains par sa rhétorique pleine de mensonges, de demi-vérités et de distorsions de la réalité, un peu comme l’avait fait Oussama ben Laden au Moyen-Orient, en Europe, en Afrique, en Asie et dans les Amériques
ROBERT SANDERS
comme 46e président des États-Unis. Et plusieurs ici croient que sa condamnation est désormais nécessaire, pas seulement pour punir l’instigateur de l’attaque, mais surtout pour aplatir la courbe de la violence politique que Donald Trump a fait soudainement grimper à la fin de son mandat.
« C’est une question de sécurité nationale », affirme Robert Sanders, spécialiste des mouvements terroristes et ex-haut gradé de la U.S. Navy. Le Devoir l’a joint au Connecticut, où il enseigne à la University of New Haven. « L’ancien président a contribué à radicaliser une partie des Américains par sa rhétorique pleine de mensonges, de demivérités et de distorsions de la réalité, un peu comme l’avait fait Oussama ben Laden au Moyen-Orient, en Europe, en Afrique, en Asie et dans les Amériques, dit-il. Pour cela, il doit être condamné. La responsabilisation est importante face aux faits. Mais je n’ai pas confiance dans les membres du Parti républicain qui siègent au Sénat. »
La barre est haute. Les 50 démocrates élus à la Chambre haute des ÉtatsUnis vont devoir convaincre en effet 17 sénateurs républicains de les suivre sur le chemin de la sanction du milliardaire autoproclamé. À peine 5 se sont prononcés en faveur du procès à ce jour, contre 45 qui ont affirmé ne pas considérer cette nouvelle procédure en destitution comme étant constitutionnelle, en raison du départ de Donald Trump de la Maison-Blanche, le 20 janvier dernier.
Dans les faits, deux élus américains ont déjà subi un procès en destitution après leur mandat, dont le secrétaire à la Guerre William Belknap, en 1876. Pour corruption.
« Je suis prêt à passer à autre chose, à mettre fin à ce procès en destitution parce que je pense qu’il est manifestement inconstitutionnel », a réitéré dimanche sur les ondes de CBS Lindsey Graham, sénateur de la Caroline du
Sud, un fervent défenseur de Donald Trump, donnant ainsi le ton des débats qui vont s’amorcer cette semaine au Sénat. Il estime que « l’histoire » va tenir de toute façon l’ex-président pour responsable pour les événements du 6 janvier. C’était « une très mauvaise journée pour l’Amérique », a-t-il dit.
Mais pour l’ex-directeur du contreterrorisme de la CIA Robert Grenier, c’est de plus que l’Amérique a désormais besoin.
S’attaquer à la source d’inspiration
« Donald Trump est perçu comme un chef charismatique par un grand nombre de personnes violentes, et c’est ce qui doit être contrecarré, a-t-il dit la semaine dernière en entrevue sur les ondes de la radio publique NPR. Nous sommes devant un impératif de sécurité nationale précisément pour cette raison. Tant qu’il va être là et qu’il va mener la résistance, il va être une source d’inspiration pour des personnes très violentes. »
« M. Trump a perdu. Il est très important que les gens voient qu’il a perdu, qu’il est devenu désormais un simple citoyen, a-t-il ajouté. La question de sa puissance, en tant que symbole pour les plus violents d’entre nous, doit être réglée. » Une puissance qu’une condamnation officielle au terme d’un procès en destitution pourrait, entre autres, contribuer à amenuiser.
« Donald Trump a utilisé et discrédité les piliers de la démocratie par ses attaques, durant quatre ans, contre la Constitution américaine et contre nos institutions. Cette guerre hybride, parfois secrète, parfois ouverte, a ravivé la menace intérieure des mouvements nationalistes conservateurs et des suprémacistes blancs, dit Robert Sanders. L’insurrection du 6 janvier a été le point culminant de cette guerre hybride qui met en péril la sécurité nationale. »
À ce jour, 11 membres des Proud Boys ont été arrêtés dans le cadre de l’enquête du FBI menée dans la foulée de l’insurrection au Capitole. Ce groupe de néofascistes avait été interpellé directement par Donald Trump, qui leur avait demandé de « reculer », mais de « se tenir prêts », lors du premier débat présidentiel, le 29 septembre dernier, après avoir refusé de condamner publiquement la montée de mouvements de suprémacistes blancs aux États-Unis.
« Une destitution de Donald Trump risque autant de faire augmenter cette violence que de l’inhiber », estime pour sa part le politicologue Scott Lemieux, de la University of Washington, étant donné la timidité avec laquelle plusieurs républicains la condamnent tout comme celui qui l’a induite par ses appels à l’affrontement.
« Certains républicains pourraient voter contre Donald Trump dans le but d’éliminer la puanteur des quatre dernières années, dit l’historien Daniel Bessner, spécialiste des rares procès en destitution qui se sont joués aux ÉtatsUnis. Mais dans l’ensemble, ils craignent surtout que ce geste soit politiquement risqué, en raison d’une base trumpiste toujours forte au sein de leur parti. »
Appuyé par la majorité
Quoi qu’il en soit, 56 % des Américains estiment que la culpabilité de Donald Trump, face à l’insurrection, doit être reconnue par le Sénat au terme de ce deuxième procès en destitution, selon un sondage Ipsos mené pour ABC News et dévoilé dimanche. C’est 9 points de plus que lors de la première tentative de destitution de l’ex-vedette de téléréalité, en 2020. Le Sénat était alors à majorité républicaine.
Au lendemain de l’attaque du Capitole, près de 60 % des Américains tenaient l’ex-président pour responsable de la déferlante de violence sur le dôme de la démocratie. Une violence désormais repoussée par les clôtures, dont une possible permanence, évoquée de plus en plus à Washington, est encore loin de faire l’unanimité.
« Cela envoie un message clair que les responsables du gouvernement américain craignent désormais le peuple américain et préfère se tenir loin des électeurs, derrière ce mur, dit Daniel Bessner. Mais en même temps, cela illustre de manière métaphorique à quel point la gouvernance américaine au cours du siècle dernier a été de plus en plus déconnectée des désirs, des intérêts et de la volonté des Américains ordinaires », source d’une colère et d’une violence désormais placées au coeur d’un procès en destitution.
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.