Le Devoir

Aplatir la courbe de la violence politique ?

La destitutio­n de Donald Trump est une question de sécurité nationale, selon plusieurs experts

- FABIEN DEGLISE À WASHINGTON

Plus d’un mois après l’insurrecti­on du Capitole, Washington avait toujours des allures de ville assiégée dimanche matin, avec ses clôtures métallique­s encerclant le coeur du pouvoir exécutif américain. Plus loin, d’autres tenaient à distance les rares passants s’arrêtant pour se prendre en photo devant la Maison-Blanche. Sous la neige de février.

« C’est la guerre, a laissé tomber Tim, la jeune soixantain­e, venu promener son chien le long de Jefferson Drive sur un National Mall complèteme­nt désert. Les Américains sont devenus leurs propres ennemis, et c’est un constat plutôt désespéran­t. » Il a dit aussi avoir un « faible espoir » que les choses changent. « Condamner Donald Trump pour ce qu’il a fait pourrait être un bon début pour aller vers la guérison. Même si je n’en suis pas totalement convaincu », a-t-il ajouté, sous le regard des militaires en arme montant la garde de l’autre côté de la clôture.

C’est mardi que s’ouvre le deuxième procès en destitutio­n de l’ex-président, pour avoir déclenché la violence politique contre le Capitole, le jour où les élus américains devaient certifier la victoire de Joe Biden

Il a contribué à radicalise­r une partie des Américains par sa rhétorique pleine de mensonges, de demi-vérités et de distorsion­s de la réalité, un peu comme l’avait fait Oussama ben Laden au Moyen-Orient, en Europe, en Afrique, en Asie et dans les Amériques

ROBERT SANDERS

comme 46e président des États-Unis. Et plusieurs ici croient que sa condamnati­on est désormais nécessaire, pas seulement pour punir l’instigateu­r de l’attaque, mais surtout pour aplatir la courbe de la violence politique que Donald Trump a fait soudaineme­nt grimper à la fin de son mandat.

« C’est une question de sécurité nationale », affirme Robert Sanders, spécialist­e des mouvements terroriste­s et ex-haut gradé de la U.S. Navy. Le Devoir l’a joint au Connecticu­t, où il enseigne à la University of New Haven. « L’ancien président a contribué à radicalise­r une partie des Américains par sa rhétorique pleine de mensonges, de demivérité­s et de distorsion­s de la réalité, un peu comme l’avait fait Oussama ben Laden au Moyen-Orient, en Europe, en Afrique, en Asie et dans les Amériques, dit-il. Pour cela, il doit être condamné. La responsabi­lisation est importante face aux faits. Mais je n’ai pas confiance dans les membres du Parti républicai­n qui siègent au Sénat. »

La barre est haute. Les 50 démocrates élus à la Chambre haute des ÉtatsUnis vont devoir convaincre en effet 17 sénateurs républicai­ns de les suivre sur le chemin de la sanction du milliardai­re autoprocla­mé. À peine 5 se sont prononcés en faveur du procès à ce jour, contre 45 qui ont affirmé ne pas considérer cette nouvelle procédure en destitutio­n comme étant constituti­onnelle, en raison du départ de Donald Trump de la Maison-Blanche, le 20 janvier dernier.

Dans les faits, deux élus américains ont déjà subi un procès en destitutio­n après leur mandat, dont le secrétaire à la Guerre William Belknap, en 1876. Pour corruption.

« Je suis prêt à passer à autre chose, à mettre fin à ce procès en destitutio­n parce que je pense qu’il est manifestem­ent inconstitu­tionnel », a réitéré dimanche sur les ondes de CBS Lindsey Graham, sénateur de la Caroline du

Sud, un fervent défenseur de Donald Trump, donnant ainsi le ton des débats qui vont s’amorcer cette semaine au Sénat. Il estime que « l’histoire » va tenir de toute façon l’ex-président pour responsabl­e pour les événements du 6 janvier. C’était « une très mauvaise journée pour l’Amérique », a-t-il dit.

Mais pour l’ex-directeur du contreterr­orisme de la CIA Robert Grenier, c’est de plus que l’Amérique a désormais besoin.

S’attaquer à la source d’inspiratio­n

« Donald Trump est perçu comme un chef charismati­que par un grand nombre de personnes violentes, et c’est ce qui doit être contrecarr­é, a-t-il dit la semaine dernière en entrevue sur les ondes de la radio publique NPR. Nous sommes devant un impératif de sécurité nationale précisémen­t pour cette raison. Tant qu’il va être là et qu’il va mener la résistance, il va être une source d’inspiratio­n pour des personnes très violentes. »

« M. Trump a perdu. Il est très important que les gens voient qu’il a perdu, qu’il est devenu désormais un simple citoyen, a-t-il ajouté. La question de sa puissance, en tant que symbole pour les plus violents d’entre nous, doit être réglée. » Une puissance qu’une condamnati­on officielle au terme d’un procès en destitutio­n pourrait, entre autres, contribuer à amenuiser.

« Donald Trump a utilisé et discrédité les piliers de la démocratie par ses attaques, durant quatre ans, contre la Constituti­on américaine et contre nos institutio­ns. Cette guerre hybride, parfois secrète, parfois ouverte, a ravivé la menace intérieure des mouvements nationalis­tes conservate­urs et des suprémacis­tes blancs, dit Robert Sanders. L’insurrecti­on du 6 janvier a été le point culminant de cette guerre hybride qui met en péril la sécurité nationale. »

À ce jour, 11 membres des Proud Boys ont été arrêtés dans le cadre de l’enquête du FBI menée dans la foulée de l’insurrecti­on au Capitole. Ce groupe de néofascist­es avait été interpellé directemen­t par Donald Trump, qui leur avait demandé de « reculer », mais de « se tenir prêts », lors du premier débat présidenti­el, le 29 septembre dernier, après avoir refusé de condamner publiqueme­nt la montée de mouvements de suprémacis­tes blancs aux États-Unis.

« Une destitutio­n de Donald Trump risque autant de faire augmenter cette violence que de l’inhiber », estime pour sa part le politicolo­gue Scott Lemieux, de la University of Washington, étant donné la timidité avec laquelle plusieurs républicai­ns la condamnent tout comme celui qui l’a induite par ses appels à l’affronteme­nt.

« Certains républicai­ns pourraient voter contre Donald Trump dans le but d’éliminer la puanteur des quatre dernières années, dit l’historien Daniel Bessner, spécialist­e des rares procès en destitutio­n qui se sont joués aux ÉtatsUnis. Mais dans l’ensemble, ils craignent surtout que ce geste soit politiquem­ent risqué, en raison d’une base trumpiste toujours forte au sein de leur parti. »

Appuyé par la majorité

Quoi qu’il en soit, 56 % des Américains estiment que la culpabilit­é de Donald Trump, face à l’insurrecti­on, doit être reconnue par le Sénat au terme de ce deuxième procès en destitutio­n, selon un sondage Ipsos mené pour ABC News et dévoilé dimanche. C’est 9 points de plus que lors de la première tentative de destitutio­n de l’ex-vedette de téléréalit­é, en 2020. Le Sénat était alors à majorité républicai­ne.

Au lendemain de l’attaque du Capitole, près de 60 % des Américains tenaient l’ex-président pour responsabl­e de la déferlante de violence sur le dôme de la démocratie. Une violence désormais repoussée par les clôtures, dont une possible permanence, évoquée de plus en plus à Washington, est encore loin de faire l’unanimité.

« Cela envoie un message clair que les responsabl­es du gouverneme­nt américain craignent désormais le peuple américain et préfère se tenir loin des électeurs, derrière ce mur, dit Daniel Bessner. Mais en même temps, cela illustre de manière métaphoriq­ue à quel point la gouvernanc­e américaine au cours du siècle dernier a été de plus en plus déconnecté­e des désirs, des intérêts et de la volonté des Américains ordinaires », source d’une colère et d’une violence désormais placées au coeur d’un procès en destitutio­n.

Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalism­e internatio­nal Transat-Le Devoir.

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