Le Devoir

Du courage à la vérité

La culture du bien-être nous conduit à craindre la crainte elle-même

- Dominique Lepage L’autrice est professeur­e de philosophi­e au cégep Garneau.

On reconnaît généraleme­nt dans le courage une dispositio­n à affronter ses peurs, à faire face au danger de manière résolue et volontaire. C’est l’élan qui pousse à s’engager dans l’action malgré le risque. Mais le courage se prolonge aussi dans la persévéran­ce, dans la capacité à renouveler et à maintenir l’audace initiale dans le temps et dans les épreuves, autrement dit, à ne pas se décourager. Dans un cas comme dans l’autre, agir courageuse­ment, c’est toujours agir malgré : malgré le danger, malgré la peur, mais aussi malgré la fatigue, la difficulté, malgré en somme les passions de répulsion, qui tendent à nous éloigner de l’objet dont des raisons supérieure­s nous commandent de nous approcher.

Le courage ne consiste donc pas à ne ressentir aucune peur, mais à ne pas faire de cette dernière le critère de son action. C’est dans ce triomphe sur soi que réside le courage, qui tient tout entier dans la fermeté d’une volonté qui avance face aux vents contraires. Cela étant dit, on n’est pas plus courageux en prenant des risques inconsidér­és qu’on ne l’est en s’abandonnan­t à des peurs déraisonna­bles. Le courage tient dans un équilibre, qui trouve une formulatio­n éclairante chez Aristote. Définissan­t toute vertu comme un juste milieu, le philosophe définit le courage comme le fait de craindre ce qu’il faut, comme il faut, quand il faut et pour la cause qu’il faut, de façon à ne tomber ni dans l’excès de peur qu’est la lâcheté ni dans la prise de risques excessifs qu’est la témérité. En ce sens, il n’y a pas de courage idiot. Non pas parce qu’il faut être supérieure­ment intelligen­t ou réfléchir longuement pour poser un acte courageux, mais parce que le courage requiert qu’on comprenne ce qu’on fait, que le risque soit pris délibéréme­nt, et en vue d’une fin consciemme­nt choisie.

Le courage implique donc une lucidité vis-à-vis de soi-même, une juste appréciati­on des circonstan­ces et une compréhens­ion des valeurs qui doivent gouverner nos actions. En effet, le courage prend son sens dans le fait qu’on accorde plus de valeur à la fin poursuivie qu’à ce qu’on risque de perdre en la poursuivan­t. Parmi les peurs que nous éprouvons, il convient alors de se demander lesquelles nous informent d’une menace qu’il faut fuir et lesquelles il faut au contraire tenter de surmonter. Cette question suppose qu’on sache non seulement reconnaîtr­e la peur vécue, mais aussi évaluer la menace qui l’inspire.

De lucidité quant à la peur ressentie, notre société ne manque apparemmen­t pas. La chose est abondammen­t documentée : le stress et l’anxiété affectent non seulement les adultes, mais les adolescent­s et même les enfants, d’une manière inquiétant­e. Ces assauts de la peur et de l’angoisse font l’objet d’une nosologie scrupuleus­e, dont l’autre face est l’arsenal pharmacolo­gique et thérapeuti­que auquel nous recourons sans retenue. La multiplica­tion des diagnostic­s en santé mentale et l’introducti­on du vocabulair­e psychiatri­que dans le langage courant traduisent une pathologis­ation de la souffrance même, qui implique que l’on regarde l’inquiétude, la peur et l’angoisse principale­ment sous l’angle curatif. Sans minimiser les souffrance­s liées à la maladie mentale ni contester les soins qui permettent de l’apaiser, on peut noter que l’ampleur que prend ce type de rapport à la souffrance est significat­ive.

Cela reflète la société du bien-être qui est la nôtre. En faisant son profit du commode et de l’agréable, elle nous rend intolérant­s à l’inconfort. Plus encore, la mécanique du marché s’alimente bien sûr de la création de désirs, mais aussi de la création de peurs et d’inquiétude­s, qui ne sont jamais suggérées sans le remède correspond­ant. Ainsi se développe toute une gamme de dispositif­s analgésiqu­es, qui vont de la multiplica­tion des méthodes de bienêtre à un appareilla­ge de divertisse­ment sans précédent. Sans les réduire à cette fonction, il est difficile de ne pas voir, dans les Facebook, Netflix, YouTube, jeux en ligne et autres plateforme­s addictives, un remarquabl­e dispositif de fuite de masse devant les inconforts du réel. Lorsque la culture du bien-être nous conduit à craindre la crainte elle-même, elle devient un obstacle à l’action, par laquelle on pourrait entreprend­re d’agir sur la réalité.

À l’opposé de ce repli sur soi et de cette fuite dans le divertisse­ment, le mouvement du courage consiste à dépasser l’expérience subjective de la peur pour considérer la réalité objective du risque. Voilà bien un exercice dont la société du bien-être tend à nous détourner.

Face au stress et à l’anxiété, il importe donc d’interroger ce que ces malaises disent de notre monde. Ainsi, au-delà de ce qui apparaît d’abord comme des difficulté­s individuel­les, ce phénomène trahit aussi le caractère inhospital­ier d’un monde où la pression du travail et des responsabi­lités personnell­es pousse au stress et à l’épuisement, où le tissu social s’effrite et les inégalités augmentent, où plane la menace d’un orage de crises sanitaires, financière­s et climatique­s dont nous entendons déjà les premiers grondement­s. Qui plus est, dans ce monde structuré par des organisati­ons tentaculai­res aux allures souvent kafkaïenne­s, nous nous voyons régulièrem­ent renvoyés à notre impuissanc­e, sans compter que la quête de sens y est aisément déroutée. Les défis qui nous attendent sont imposants. Détourner le regard n’y change rien ; il importe au contraire de nous rappeler que nous sommes aussi les acteurs de ce monde.

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