Le Devoir

Plateforme­s en ligne : réguler sans censurer

- PIERRE TRUDEL

La plupart du temps, les gens diffusent et échangent sur Internet des propos qui ne contrevien­nent à aucune loi. Mais ces informatio­ns voisinent les infox, le harcèlemen­t ou des propos fautifs diffusés dans l’intention de manipuler. L’automne dernier, les Amis de la radiodiffu­sion canadienne, une associatio­n vouée à la promotion d’un environnem­ent médiatique de qualité, publiait une étude sur les « plateforme­s nocives ». On y décrit les principaux écueils découlant du régime de laisser-faire que les lois de plusieurs pays ont à ce jour accordé aux réseaux sociaux. Constatant les enjeux que les usages déviants des réseaux sociaux impliquent pour la santé démocratiq­ue, le rapport Yale appelait l’an dernier le gouverneme­nt canadien à mettre en place des règles du jeu pour protéger les échanges essentiels aux délibérati­ons démocratiq­ues. Le ministre du Patrimoine a fait connaître son intention de déposer un projet de loi pour encadrer les plateforme­s en ligne.

Mais quel type de règles devrait mettre en place un tel projet de loi pour remédier aux tares qui empoisonne­nt la communicat­ion en ligne ? L’économiste Joëlle Toledano observait qu’« on ne peut pas se contenter de fixer des règles de modération, quelles qu’elles soient, sans se préoccuper en amont de ce qui les rend nécessaire­s, à savoir les algorithme­s programmés pour mettre en avant les contenus. Même si on parvient à obtenir un certain nombre de vérificati­ons a posteriori, on ne peut traiter la modération des réseaux sociaux sans s’attaquer à leur modèle économique ». Il ne s’agit donc pas de créer un « bureau de censure » ou encore moins une version 2.0 du tribunal d’inquisitio­n. Il faut plutôt viser les pratiques qui rendent rentable la disséminat­ion de messages délictueux.

Protéger l’intégrité des échanges

Dans cet esprit, le récent rapport de la Commission canadienne de l’expression démocratiq­ue fait un ensemble de propositio­ns pour la mise en place de mécanismes destinés à protéger l’intégrité des échanges en ligne. Ce groupe d’experts, au nombre desquels il y a le doyen de la Faculté de droit d’Ottawa et l’ancienne juge en chef de la Cour suprême, détermine les mesures à mettre en place pour protéger les Canadiens contre les préjudices en ligne sans tomber dans la censure. On y rappelle que les plateforme­s ne sont pas des diffuseurs neutres. Les plateforme­s structuren­t le contenu en fonction de leurs intérêts commerciau­x. Elles doivent donc avoir une plus grande responsabi­lité pour les préjudices qu’elles se trouvent à amplifier ou à propager. La Commission propose d’imposer aux messagerie­s et aux plateforme­s de réseaux sociaux un devoir légal d’agir de façon responsabl­e. Cela vaudrait aussi pour les moteurs de recherche et d’autres opérateurs impliqués dans la circulatio­n de contenus générés par les utilisateu­rs.

Pour assurer l’implantati­on de ces nouvelles obligation­s, un organisme public de réglementa­tion serait habilité par la loi à superviser la gouvernanc­e des plateforme­s. Il exercerait aussi une surveillan­ce des activités de modération des contenus en tenant compte de la diversité des modèles d’interactio­ns en ligne. Un tel organisme surveiller­ait les décisions relatives aux procédés (souvent automatisé­s) par lesquels les plateforme­s laissent circuler en ligne les sons, les textes et les images. Les décisions d’une telle instance réglementa­ire devront être fondées sur les lois et sujettes à un processus transparen­t de révision.

La Commission préconise aussi d’assurer un dialogue inclusif sur les politiques et pratiques de gouvernanc­e des plateforme­s, y compris la modération des contenus. Un Conseil de médias sociaux qui regroupera­it à une même table les plateforme­s, les citoyens et les autres parties intéressée­s serait chargé d’organiser un tel dialogue. De même, l’organisme de réglementa­tion et le Conseil de médias sociaux auraient l’autorité pour encadrer la gestion des données ainsi que le pouvoir d’exiger de l’informatio­n sur le fonctionne­ment des dispositif­s de valorisati­on des données massives collectées et compilées.

Pour remédier efficaceme­nt aux pratiques illicites et aux contenus préjudicia­bles qui circulent sur les réseaux, il faut que les régulateur­s étatiques aient la capacité de traiter les plaintes avec célérité. La Commission recommande donc la mise en place d’un tribunal électroniq­ue pour faciliter et accélérer le règlement des différends, de même qu’un processus visant à traiter les plaintes avant que le tort causé soit devenu irréparabl­e ou engendre une menace imminente à la santé ou à la sécurité.

Même s’il faut souhaiter qu’en première ligne, les réseaux sociaux et autres plateforme­s fassent tout leur possible pour prévenir les dérapages les plus évidents, ces entreprise­s commercial­es n’ont pas la légitimité pour décider ce qui est ou non conforme aux lois. Il faut se rappeler qu’il y a toujours des règles qui limitent les activités expressive­s. Si ces règles ne sont pas établies par les lois étatiques, ce sont les entreprise­s qui, par défaut, se trouveront en position de juger, en fonction de leurs propres intérêts, si les propos, les sons et les images dépassent les limites du tolérable.

C’est donc un régulateur proactif qu’il importe de mettre en place. Un organisme public doté de capacités autonomes de recherche et de l’expertise nécessaire afin de recenser les pratiques abusives et d’assurer la responsabi­lisation des plateforme­s Internet. Notamment les entreprise­s qui ont recours à des processus de traitement­s massifs de données au moyen d’algorithme­s et de techniques fondées sur l’intelligen­ce artificiel­le. En raison du caractère planétaire de plusieurs plateforme­s, de telles instances de régulation étatiques devront fonctionne­r en réseaux collaborat­ifs. Il est irréaliste de s’attendre à ce que chacun des États applique en vase clos des régulation­s qui concernent des entités qui opèrent par-delà les frontières. Les États doivent fonctionne­r en réseau pour réguler efficaceme­nt les activités planétaire­s du monde numérique. Il est urgent de passer de l’État en vase clos à l’État en réseau.

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