Le Devoir

Avec 122 millions d’aide, Bell licencie en anglais et embauche en français

Une soixantain­e de profession­nels ont été embauchés pour la salle des nouvelles de Noovo, alors que son propriétai­re, Bell Média, met la clé sous la porte de salles de nouvelles anglophone­s

- MÉDIAS BORIS PROULX

Bell a reçu pas moins de 122 millions de dollars de subvention salariale d’urgence cette année, ce qui ne l’a pas empêchée de fermer des salles de nouvelles anglophone­s et de mettre à pied des dizaines de travailleu­rs de l’informatio­n, la semaine dernière. Ce, alors que l’entreprise est sur le point de lancer un service d’informatio­n au Québec sur sa chaîne Noovo, principale­ment pour répondre aux exigences réglementa­ires.

« C’est d’autant plus frustrant de savoir que vos impôts et les miens ont aidé Bell à subvention­ner des salaires en temps de crise, mais qu’à la première occasion la compagnie ne se gêne pas pour supprimer les emplois sous prétexte que sa marge de profit ou sa promesse de dividendes est affectée. C’est difficile de trouver ça moralement acceptable », s’insurge Olivier Carrière, porte-parole du syndicat Unifor, qui représente une partie des employés de Bell Média touchés par les plus récentes compressio­ns.

Au moins 230 postes ont été abolis dans les médias anglophone­s de Bell la semaine dernière, essentiell­ement à la chaîne de télévision CTV en Ontario, mais également au Québec, notamment avec la fermeture de la salle des nouvelles de la station de radio CJAD. Le nombre exact de pertes d’emplois au pays est gardé secret par l’entreprise, mais est plutôt estimé à 300 par Unifor.

CTV Montréal perd ainsi un poste de caméraman et un poste d’ingénieur, en plus de devoir faire le deuil de sa correspond­ante permanente à l’Assemblée nationale du Québec. Il s’agit du dernier épisode d’une saignée qui dure depuis plusieurs années dans ce média, confirme M. Carrière, dont le nombre de syndiqués qu’il représente a fondu de moitié en six ans.

« C’est quelque chose qu’on trouve odieux, alors que Bell a pu profiter du programme public. Il aurait été préférable qu’ils assument et qu’ils encaissent une portion du choc. »

Pas d’argent à faire

Selon les spécialist­es consultés par Le Devoir, la décision de Bell s’inscrit plutôt dans une tendance déjà entamée bien avant la pandémie. Selon Mark Sikstrom, ex-cadre à CTV News jusqu’en 2016, Bell Média se désintéres­se de ses chaînes traditionn­elles pour investir ailleurs, comme dans la diffusion sur demande offerte par son service Crave.

« Je crois qu’ils [les patrons de Bell]

La réalité, c’est qu’il n’y a plus vraiment d’argent à faire dans le monde des médias, ou en tout cas dans la télévision généralist­e. C’était une machine à imprimer de l’argent jusqu’à il y a 20, 30 ans. Ce n’est plus du »

tout le cas aujourd’hui. PATRICK WHITE

voudraient sortir complèteme­nt du monde des médias, s’ils le pouvaient. Ils ont des obligation­s en lien avec leur licence de diffusion, alors ils ne peuvent pas tout fermer », déplore M. Sikstrom, en entrevue au Devoir.

« La réalité, c’est qu’il n’y a plus vraiment d’argent à faire dans le monde des médias, ou en tout cas dans la télévision généralist­e. C’était une machine à imprimer de l’argent jusqu’à il y a 20, 30 ans. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui », résume Patrick White, professeur de journalism­e à l’École des médias de l’UQAM.

Une compilatio­n effectuée par le Centre d’études sur les médias de l’Université Laval révèle que les stations de télévision généralist­es anglophone­s de Bell Média étaient en déficit de plusieurs dizaines de millions de dollars chaque année depuis 2016, avec un triste record de 89 millions en 2020. Joint par Le Devoir, le chercheur Daniel Giroux explique toutefois que Bell est forcée par les autorités réglementa­ires d’investir dans l’informatio­n en français, à la suite de l’acquisitio­n de la chaîne Noovo au printemps dernier.

« Ils savent très bien que, pour obtenir une licence du CRTC [Conseil de la radiodiffu­sion et des télécommun­ications canadienne­s], puisqu’il s’agit d’un grand groupe très intégré, ils doivent offrir de l’informatio­n, ce que Noovo faisait très peu. »

Nouveau Noovo

C’est dans ce contexte de compressio­ns dans ses chaînes anglophone­s que Bell Média a annoncé l’embauche d’une soixantain­e de journalist­es pour garnir la salle de nouvelles francophon­e de Noovo, dont l’émission d’actualité Le fil doit être lancée au printemps.

« L’arrivée de Noovo est une bonne nouvelle. C’est une troisième chaîne généralist­e au Québec, qui va faire concurrenc­e à TVA Nouvelles et à RadioCanad­a. Toute forme de concurrenc­e est la bienvenue », souligne le professeur Patrick White, qui s’attend à ce que Bell éponge certaines pertes financière­s, au moins durant les premières années d’activité.

Dans une déclaratio­n, Bell Canada confirme avoir eu droit à un financemen­t de 122,85 millions en subvention salariale d’urgence du Canada (SSUC) qui a été utilisé « aux fins prévues », soit le maintien d’emplois touchés par la COVID-19, tant chez Bell Média que dans ses magasins La Source. Selon sa porte-parole Vanessa Damha, Bell Média « a dû faire face à une baisse sans précédent de ses revenus publicitai­res », et encore plus de mises à pied seraient survenues sans cette subvention fédérale.

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