Frottons ensemble !
Que dit de nous la forte passion pour les vidéos de ménage ?
Cynthia Dulude a commencé la diffusion de vidéos de maquillage il y a environ dix ans. Elle a été une des premières à exploiter ce « créneau beauté » en français. La jeune femme dans la vingtaine est maintenant youtubeuse professionnelle. Elle a publié un livre sur les techniques du maquillage. Elle a aussi lancé une chaîne secondaire de vlogs, il y a cinq ans, pour diffuser des productions « beaucoup plus personnelles ». C’est là que se retrouvent de manière intermittente ses conseils pour les travaux ménagers.
« C’est un type de vidéo que j’aimais consommer, explique-t-elle au Devoir. J’ai acheté une maison avec mon chum il y a quatre ans. On la rénove, on l’entretient. J’ai commencé à offrir des vlogs de décoration et après ça sont venus le tri, le rangement, tout ce qu’il faut pour être encore mieux à la maison. »
Le genre Clean with Me (Nettoyons ensemble) fait fureur sur les plateformes numériques. #cleaninfluencer compte près de 30 000 publications sur Instagram.
Certains e-gourous de l’ordre domestique attirent des centaines de milliers d’abonnés. Une des plus suivies, la Canadienne Melissa Maker a été la première à passer le cap du million d’abonnés sur YouTube avec son compte Clean my Space, où elle décline les variantes ad nauseam, par exemple pour expliquer comment nettoyer à fond son évier de cuisine. Des concurrentes ont fait le plein de millions et plus de visionnements avec certains hits du chiffon.
Le confinement généralisé semble avoir accentué une tendance née avant la pandémie. Un peu comme le télétravail a suscité une vague de rénovations des maisons. Le très sérieux New York Times s’intéressait récemment au phénomène en parlant de « la joie de regarder les autres nettoyer ».
Le linge comme concentré de société
Observer ses contemporains frotter et récurer en dit en fait beaucoup sur la société contemporaine. Tout un monde social se révèle avec l’époussetage, le lavage et l’astiquage…
Les recherches en cours de Chiara Piazzesi, professeure de sociologie de l’UQAM et spécialiste des questions de genres et de la vie numérique, éclairent ce phénomène aussi inédit qu’étonnant. Elle termine en ce moment avec sa collègue de l’Institut national de
recherche scientifique (INRS) Hélène Belleau une recherche sur l’organisation du ménage dans les couples québécois « à partir du prisme du linge », comme elle le résume.
« Ce qui ressort de nos entrevues, c’est que l’entretien ménager est un travail ennuyeux, répétitif, avec un résultat très éphémère, explique la professeure Piazzesi. Le linge est l’emblème par excellence de cette condition : il faut toujours tout recommencer à zéro. »
Elle donne le très concret exemple du pliage et du rangement des vêtements. Plusieurs personnes laissent donc traîner les piles sans les plier ou plient en regardant la télé pour rendre ces tâches moins agaçantes. Certains regardent les vidéos des youtubeuses nettoyeuses tout en s’activant au plumeau. Il existe des dérivés comme des listes musicales pour accompagner le travail domestique, top chrono.
« C’est rassurant de voir le chaos partagé, dit-elle. C’est aussi intéressant de découvrir les trucs des autres pour en venir à bout. »
Cynthia Dulude travaille dans cet esprit. « Je vois mon vlog comme un partage d’information, explique-t-elle. J’essaie des trucs, des produits. J’échange des conseils. Je montre la pièce avant et après le travail et c’est très satisfaisant de voir le résultat. Je ne fais pas des vlogs 100 % destinés au ménage,
push push, on nettoie. Depuis deux ans, je fais plus des vidéos de désencombrement à la Marie Kondō. »
Cette Japonaise pousse la culture du rangement jusqu’à en faire un moyen de plénitude personnelle. Plier ses bobettes, ranger ses débarbouillettes horizontalement devient une quête de bien-être. Mme Kondo a publié un livre présentant ses infaillibles techniques d’organisation domestique qui a dominé la liste des
best-sellers de son pays en 2012. Elle a ensuite proposé des versions télé, y compris sur Netflix qui en a fait une star mondiale de l’organisation domestique.
« Marie Kondō, c’est le rangement inaccessible, commente Chiara Piazzesi. Elle a quelque chose d’inaccessible. Elle est quasiment divine. Les youtubeuses sont plus humaines, plus normales, même si elles sont toutes belles, blondes, blanches, avec des maisons de rêve. Il y a un biais lié à un certain statut social. Mais elles restent plus proches de l’ordinaire. »
Avez-vous dit féministe ?
La Britannique Sophie Hinchcliffe, alias Mrs Hinch, servie par un look de Beauté désespérée, suscite une admiration immodérée de fans formant la Hinch Army. Elle vend des produits dérivés (des chiffons !) et fait évidemment du placement de marques pour remplir ses coffres. Elle était coiffeuse avant de bifurquer vers le nettoyage, imitant en cela le parcours de la Québécoise Cynthia Dulude, des soins personnels aux soins domestiques.
« Il y a un culte de la perfection sur les réseaux sociaux numériques, dit Mme Piazzesi. Tout le monde est beau, tout est rangé. C’est donc intéressant de voir que des influenceuses montrent l’imperfection en coulisse. Des études ont d’ailleurs montré que les influenceuses ont tendance à utiliser l’exposition de ce côté ordinaire de la vie pour se rapprocher de leur public en exposant des défauts, des défis, des imperfections. »
Reste à considérer l’éléphante dans cette pièce propre, propre, propre, soit l’étonnement à constater la passion de certaines femmes à en regarder d’autres jouer les ménagères, même imparfaites. Il aura donc fallu des siècles de féminisme pour se retrouver-là ?
La sociologue a évidemment réfléchi au problème. Elle note que les tâches ménagères et répétitives n’impliquant pas de créativité reviennent généralement aux femmes. Les hommes veulent bien cuisiner, mais épousseter, non merci. Elle rappelle que le « travail invisible » (comprenant les tâches domestiques, l’organisation familiale, ou le travail des proches aidantes) n’est ni reconnu, ni rémunéré, ni revalorisé. On ne se vante pas d’avoir lavé les planchers.
« J’ai l’impression que les vidéos de ménage peuvent offrir un miroir de reconnaissance, dit la professeure uqamienne. Mais en les regardant, j’ai commencé à faire de l’anxiété. Tout est trop organisé. Les youtubeuses ne travaillent probablement pas à temps plein et consacrent beaucoup de temps au ménage. Cette situation d’enfermement ne parle pas de la situation de toutes les femmes. »
La spécialiste évoque aussi l’idée d’une sensibilité postféministe où la revalorisation du féminin passe par un retour de contraintes traditionnelles limitant l’action publique des femmes. La deuxième vague féministe des années 1960-1970 clamait que « le personnel est politique ». Un certain postféminisme des dernières décennies réplique que le politique est personnel. Cet imaginaire revalorise quelques codes féminins classiques, se réfugie dans la sphère privée et la structure familiale délaisse la conquête de la sphère publique.
« L’impératif de l’équilibre, du contrôle sur toute la vie, de la gestion et de l’efficacité devient une sorte de piège culturel, ajoute la sociologue. Le conflit entre le travail rémunéré et la responsabilité domestique est ramené à une capacité de gestion individuelle plutôt qu’à une organisation sociopolitique et économique pour améliorer la qualité de vie. On doit bien reconnaître la prévalence de cette sensibilité aux États-Unis où le soutien à la petite enfance, aux garderies publiques ou aux congés parentaux, frise le néant. »
Cynthia Dulude se décrit comme féministe et ne s’offusque pas de l’étonnement par rapport au constat que des contemporaines la regardent jouer les ménagères modèles. « Je ne suis jamais tombée sur une chaîne d’un homme qui fait du speed cleaning, c’est vrai, dit-elle. Je pense que c’est un effet de la réalité : la tâche du ménage revient encore aux femmes, chose qui personnellement me frustre. En même temps, mon copain en fait beaucoup dans la maison, par exemple côté réno, mais il ne souhaite pas apparaître dans les vidéos. »