Le Devoir

Prise d’otages

- EMILIE NICOLAS

On ne parle que de ça tous les jours, depuis des semaines. Quand sera-t-on vaccinés ? Où sont les doses promises ? Arriveront­elles à temps ? C’est que la possibilit­é de retourner un jour à une vie « normale » en dépend. Et que chaque retard se calcule aussi en décès qui auraient pu être évités. Le premier ministre Justin Trudeau répond toujours à peu près la même chose : on devrait avoir reçu des différente­s compagnies toutes les doses de vaccin promis d’ici la fin mars, malgré les retards et les complicati­ons vécues en janvier et en février. Sauf qu’il ne peut pas donner trop de détails à la population. C’est que les ententes conclues avec les pharmaceut­iques sont confidenti­elles.

La pression monte pour que le contenu des ententes du Canada avec Pfizer, Moderna, AstraZenec­a et d’autres comparses devienne public. Et la ministre des Services publics et de l’Approvisio­nnement, Anita Anand, insiste : « On ne veut pas mettre notre approvisio­nnement en vaccins à risque. » Traduction : si l’on déplaît aux pharmaceut­iques en ne respectant pas les obligation­s contractue­lles de secret, elles pourraient répliquer en cessant leurs livraisons. En entrevue avec le Toronto Star plus tôt cette semaine, la ministre Anand disait réfléchir beaucoup ces temps-ci au « pouvoir des grandes compagnies pharmaceut­iques » et avoir envie d’écrire sur la question une fois la crise passée. Traduction encore ici : ces multinatio­nales ont pris le Canada en otage, et il faudra bien en parler ouvertemen­t ensemble si jamais on s’en sort indemnes.

Car il faut être clair. L’économie du pays tangue dangereuse­ment en attendant la livraison de vaccins. Les travailleu­ses et travailleu­rs de la santé s’essoufflen­t à courir un marathon sans même qu’on leur donne une idée juste de la ligne d’arrivée. Les premiers ministres des provinces n’ont même pas accès eux non plus à l’informatio­n confidenti­elle d’Ottawa. Pourtant, l’obligation de base des élus, dans une démocratie, est de pouvoir donner l’heure juste à leurs concitoyen­s. Faut-il le rappeler, Justin Trudeau a battu Stephen Harper en 2015 en promettant un gouverneme­nt « ouvert » et un retour à la transparen­ce.

Sauf que cette transparen­ce n’est plus de son ressort, que sa volonté soit là ou non. Ce sont les pharmaceut­iques qui décident, car elles ont l’embarras du choix de pays avides de recevoir leurs produits. Elles dictent donc les conditions. Toutes les conditions. On apprenait en janvier que, pendant qu’on attend nos vaccins, les lobbyistes de Pfizer tentent de pousser le gouverneme­nt fédéral à leur accorder une exonératio­n d’impôt et des politiques fiscales plus avantageus­es, en prévision du budget du printemps. Et si Ottawa leur dit non, quelles peuvent être les conséquenc­es ? Difficile de le savoir dans la mesure où les termes de l’entente avec Pfizer sont, justement, confidenti­els.

Je parlais donc de prise d’otages. Le gouverneme­nt du Canada est pris en otage par les pharmaceut­iques. Comme le commerce de détail et une grande partie des PME — le squelette de l’économie québécoise, faut-il le rappeler — sont pris en otages par Amazon. Comme le secteur de la restaurati­on, qui constitue une bonne partie de l’âme d’une ville comme Montréal, est pris en otage par Uber. Comme les producteur­s de l’alimentati­on locale sont de plus en plus eux aussi pris en otages par Walmart, Loblaws et Costco. Comme la qualité de vie de nos aînés est prise en otage par des compagnies propriétai­res de résidences privées aux pratiques éthiques douteuses sur lesquelles notre gouverneme­nt semble avoir très peu de contrôle. Comme nos démocratie­s et la qualité de nos débats sociaux, rien de moins, sont pris en otages par des géants comme Google et Facebook, au point où la stabilité politique d’un pays comme les États-Unis peut en être ébranlée.

Dans tous les exemples donnés ci-dessus, l’influence des grandes compagnies le plus souvent multinatio­nales sur nos destins est montée en flèche depuis le début du XXIe siècle, ou même seulement dans les cinq dernières années. Les milliardai­res ont ajouté des billions de dollars à leur actif depuis le début de la pandémie. Jeff Bezos, fondateur d’Amazon, vaut désormais à lui seul 186 milliards. Et, selon des analystes de Wall Street, Pfizer et Moderna pourraient faire 32 milliards avec la vente de leurs vaccins seulement dans la prochaine année. Cette accumulati­on indécente de richesse se déroule, bien sûr, sur fond de crise mondiale où on ne compte plus les personnes qui sombrent dans la pauvreté.

On a beaucoup dit, depuis le début de la pandémie, que la crise était l’occasion d’un retour au modèle de l’État-nation fort et du nationalis­me de manière plus générale. Puisque les frontières sont fermées, les citoyens sont chez eux, entre eux, à écouter et à réagir aux mesures prises par leurs gouverneme­nts. Au premier coup d’oeil, l’hypothèse est intéressan­te. C’est avant qu’on se pose cette question : qu’est-ce que ces gouverneme­nts contrôlent vraiment ? La réponse : beaucoup moins de choses qu’en 2010, qu’en 2000, qu’en 1980, qu’en 1970. Pour faire oublier cette perte de contrôle, ce statut d’otages, les États peuvent être tentés de lancer des politiques qui montrent de la « force », le plus souvent envers les plus vulnérable­s, sans s’attaquer aux géants hors d’atteinte. Il faut voir ces projets politiques pour ce qu’ils sont : des tentatives désespérée­s de nous distraire de ce déplacemen­t des lieux de pouvoir.

La réflexion est d’autant plus urgente que la manière de faire le journalism­e politique n’a pas assez évolué en conséquenc­e depuis les années 1970, 1980, 2000. Si les décisions qui déterminen­t le sort de nos vies sont de moins en moins prises à Québec et à Ottawa, et de plus en plus dans des réunions d’exécutifs privés, ne faudraitil pas aussi aller poser un peu plus de questions là-bas ? Dans la dernière année, on est toujours devenus un peu plus savants en épidémiolo­gie et en santé publique. Mais a-t-on assez amélioré notre compréhens­ion de ces grandes compagnies qui dirigent de plus en plus nos vies ?

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