Le Devoir

Sous les flashs, la descente aux enfers de Britney Spears

Les médias ont joué un rôle disproport­ionné dans la chute de la reine de la pop, encore aujourd’hui sous tutelle de son père

- ANNABELLE CAILLOU

«Tout le monde ne parle que de ça, vos seins. » « Êtes-vous toujours vierge ? » Le corps et la vie privée de la chanteuse Britney Spears ont monopolisé l’attention médiatique dès le début de sa carrière, à l’âge de 17 ans, au détriment de son talent artistique. Plongeant dans les archives, un récent documentai­re vient lever le voile sur le rôle des médias dans la chute de la reine de la pop, placée sous tutelle depuis près de 15 ans.

« Les médias ont tellement construit cette image de mauvaise fille, de femme trop sexualisée et de mauvaise mère que c’est devenu difficile de la percevoir comme une victime lors de sa chute. L’objectivit­é médiatique a pris le bord et on a mystifié le personnage parce que ça rapportait de l’argent, plutôt que de se questionne­r sur les raisons de sa chute et qui en bénéficiai­t », analyse Rachel Chagnon, professeur­e de droit à l’UQAM et chercheuse à l’Institut de recherches et d’études féministes.

Tout le monde se souvient de cette image marquante en 2007, d’une Britney Spears se rasant les cheveux devant le regard et les flashs des paparazzis. Un geste, désespéré selon certains, provocateu­r pour d’autres,

L’objectivit­é médiatique a pris le bord et on a mystifié le personnage parce que ça rapportait de l’argent, plutôt que de se questionne­r sur les raisons de sa chute et qui en bénéficiai­t RACHEL CHAGNON »

considéré comme le début de sa descente aux enfers.

Peu de personnes savent en revanche que l’artiste de 39 ans est depuis 2008 sous la tutelle de son père, Jamie Spears. Du moins jusqu’à la sortie la semaine dernière du documentai­re Framing Britney Spears, produit par le New York Times en partenaria­t avec la chaîne FX. Celui-ci revisite l’histoire de la chanteuse, de sa révélation au grand public dans les années 1990 à la fin de son règne une décennie plus tard, tout en montrant son quotidien des dernières années, celui d’une « personne normale », comme aime le décrire Britney Spears.

Double standard

Pour comprendre comment cette icône de la pop a pu en arriver là, le long métrage braque les projecteur­s sur l’omniprésen­ce des paparazzis ainsi que sur le traitement médiatique de la presse à scandale et des médias traditionn­els durant sa jeune carrière. Ces derniers ont contribué à sa perte, soulignet-on, en relayant l’image d’une lolita sexy, simple d’esprit, dont seule la vie privée — et surtout les déboires — attirait vraiment l’attention.

En plus de répondre à des questions sur sa vie privée et son physique, la jeune femme s’est vu accuser d’avoir « briser le coeur » de Justin Timberlake en 2002. Avec sa chanson Cry Me A River, qui parle d’infidélité, ce dernier a subtilemen­t accusé Britney Spears de l’avoir trompé. Justin Timberlake s’est d’ailleurs excusé vendredi, une semaine après la diffusion du documentai­re, d’avoir manipulé cet épisode pour s’attirer la sympathie du public.

C’est sans parler de la couverture sans empathie de la chute de la star en 2007, alors qu’elle venait de se séparer du danseur Kevin Federline et avait perdu la garde de ses deux enfants. Une descente aux enfers qui a mené un an plus tard à sa tutelle.

Pour Rachel Chagnon de l’UQAM, l’artiste a été victime d’un double standard, comme bien d’autres femmes dans l’espace public. Que ce soit dans le milieu artistique ou politique, l’apparence physique des femmes revêt — encore aujourd’hui — plus d’importance que celle des hommes. Les femmes sont aussi davantage confrontée­s à des questions sur leur vie privée et leur conciliati­on travail-famille.

« Est-ce qu’on a déjà questionné le chanteur Kurt Cobain sur ses compétence­s de père, alors que l’on connaissai­t son mode de vie porté sur la drogue et son comporteme­nt violent ? Non. Par contre, on s’inquiétait en permanence pour les deux enfants de Britney Spears qui était dépeinte comme une mauvaise mère », donnet-elle en exemple.

Et si on s’offusque de la situation seulement 15 ans plus tard, c’est parce qu’il a fallu attendre une évolution de la société pour réaliser le traitement injuste dont elle a été victime, estime Mme Chagnon. « Le documentai­re part du mouvement #FreeBritne­y, datant de 2018, qui a mené des médias à se questionne­r sur la chute de la star et à faire leur introspect­ion. Le mouvement est porté par une jeune génération de fans, plus soucieux de savoir comment va leur idole que les détails croustilla­nts de sa vie. C’est une génération qui veut comprendre l’être humain, qui a de l’empathie. C’est celle qui a porté #MeToo et mené à une plus grande reconnaiss­ance des victimes. »

Du travail reste à faire

La société évolue, les médias s’excusent, mais le traitement des vedettes, particuliè­rement les femmes, a-t-il vraiment changé ? « On a fait du chemin, mais il en reste beaucoup », répond Marie-Ève Carignan, professeur­e au Départemen­t de communicat­ions de l’Université de Sherbrooke.

À ses yeux, l’apparition des réseaux sociaux a notamment permis de calmer le jeu. « Les personnali­tés publiques ont repris le contrôle sur leur vie privée et surtout sur leur image. Mais elles subissent maintenant la pression de partager régulièrem­ent avec leurs fans et sont confrontée­s aux commentair­es très durs des internaute­s », note-t-elle.

La culture du vedettaria­t reste toutefois très présente selon elle, particuliè­rement aux États-Unis et en Europe, où les magazines à potins se vendent encore. « La preuve, dès que le documentai­re est sorti, la presse à scandale voulait savoir ce que Britney en pensait, ce que ses proches avaient à dire. »

Elle donne aussi l’exemple de la chanteuse américaine Miley Cirus, qui a vécu des moments difficiles dans les dernières années, ridiculisé­e et critiquée à plusieurs reprises dans les médias. « Ça ne serait pas arrivé au Québec, on n’a pas cette culture des paparazzis et on a moins de journaux à potins. […] Ici, le principe d’intérêt public prime davantage sur la curiosité du public », note Mme Carignan.

La journalist­e indépendan­te Judith Lussier ne partage pas son opinion et estime que les médias québécois devraient aussi revoir leur traitement médiatique de certaines personnali­tés publiques. Que ce soit à travers le choix des photos, des titres, des sujets ou du cadrage des histoires, ces détails participen­t à l’idée collective que les gens se font des personnali­tés publiques.

« Quand on publie des photos d’une mairesse de Montréal souriante pour illustrer des événements sans rapport et plutôt graves, ça envoie le message qu’elle ne se sent pas concernée, qu’elle en rit. Cette image à répétition finit par nous taper sur les nerfs et ça construit, à tort, une vision négative de la personne. C’est la même chose quand on voit juste des photos de Safia Nolin triste à côté de photos de l’animatrice [Maripier Morin] souriante, ça joue dans la tête », donne-t-elle en exemple avant de conclure « qu’on peut collective­ment faire mieux ».

Est-ce qu’on a déjà questionné le chanteur Kurt Cobain sur ses compétence­s de père, alors que l’on connaissai­t son mode de vie porté sur la drogue et son comporteme­nt violent ? Non. Par contre, on s’inquiétait en permanence pour les deux enfants de Britney Spears qui était dépeinte comme une mauvaise mère. RACHEL CHAGNON »

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LUCY NICHOLSON AGENCE FRANCEPRES­SE Justin Timberlake et Britney Spears en 2002, à l’époque où ils formaient en couple

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